Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 23 mai 2011, Irène Théry dans Le Monde : «La femme de chambre et le financier».

Ce matin du dimanche 15 mai, la surprise, l’incrédulité et la consternation nous ont littéralement saisis. Face à une forme inédite d’adversité politique et morale, on a senti partout le besoin de se hausser à la dimension de l’événement comme pour conjurer, dans l’union sacrée d’un silence suspendu, l’image salie de notre pays. Passé ce moment d’étrange stupeur, le débat a repris ses droits pour explorer ce qu’on nomme désormais « l’affaire DSK ». Dans le maelstrom des commentaires, comment s’y retrouver? Si l’on se souvient que l’enjeu de tout cela n’est pas de jeter aux chiens la vie privée ou la personnalité d’un homme à terre, mais une inculpation sexuelle précise dans le cadre d’une procédure criminelle définie, on aperçoit qu’un clivage nouveau est apparu dans le débat français. Evident d’une certaine façon, tant on s’accuse mutuellement aujourd’hui de n’avoir de considération que pour un maître de la finance mondiale ou de compassion que pour une pauvre femme de chambre immigrée, il n’est pourtant pas si simple à comprendre. D’un côté, il y a ceux qui soulignent avant tout la valeur fondamentale de la présomption d’innocence à laquelle a droit l’auteur allégué des faits. Ils ont semblé, dans les premiers jours, si majoritaires parmi les ténors qui font l’opinion en France et si indifférents au sort de la victime présumée qu’on n’a pas manqué de les traiter de défenseurs patentés de l’ordre patriarcal. Il est vrai que des réflexes machistes assez cognés ont fleuri ici et là pour défendre à leur manière l’innocence virile: « il n’y a pas mort d’homme », « un troussage de domestique »… Mais on aura peine à nous faire croire que ces insanités d’un autre âge soient le révélateur providentiel d’un complot masculin caché sous la défense intransigeante des droits des justiciables. Ce n’est pas la défense des mâles dominants qui est préoccupante chez ceux qui croient trouver dans la présomption d’innocence la boussole unique guidant leurs réactions; c’est plutôt un certain aveuglement mental aux défis nouveaux surgis du lien social contemporain.

Car de l’autre côté, il y a ceux – au départ plus souvent des femmes, féministes et engagées – qui s’efforcent de porter au plus haut des valeurs démocratiques une forme nouvelle de respect de la personne, qui n’a pas encore vraiment de nom dans le vocabulaire juridique, et qu’on pourrait appeler son droit à la présomption de véracité. C’est la présomption selon laquelle la personne qui se déclare victime d’un viol ou d’une atteinte sexuelle est supposée ne pas mentir jusqu’à preuve du contraire. Le propre des agressions sexuelles, on le sait, est qu’à la différence des blessures ou des meurtres, leur réalité « objective » ne s’impose pas d’elle-même aux yeux des tiers. Ont-elles seulement existé? Avant même qu’un procès n’aborde les terribles problèmes de la preuve et de la crédibilité des parties en présence, la question spécifique que posent ces affaires judiciaires s’enracine très exactement là: ce qui est en jeu au départ n’est jamais seulement la présomption d’innocence du mis en cause, mais la possibilité même qu’une infraction sexuelle alléguée prenne assez de réalité aux yeux de tiers qualifiés pour ouvrir la procédure. Cette possibilité passe en tout premier lieu par la possibilité donnée à une victime présumée d’être vraiment écoutée. On accueille de mieux en mieux, dans nos commissariats, les victimes sexuelles qui déposent plainte. Mais sommes-nous prêts, dans la culture politique française, à considérer la présomption de véracité comme un véritable droit ? Rien n’est moins sûr.

C’est pour cette raison que nombre de nos concitoyens ont eu le sentiment pénible qu’en France, on n’avait pas accordé à Madame Diallo un respect égal à celui qui fut témoigné à son agresseur présumé, Dominique Strauss-Kahn. Cette situation choquante n’est pas d’abord un problème de morale personnelle, mais de justice et d’institutions communes. On l’entrevoit bien: présomption d’innocence et présomption de véracité sont aussi cruciales l’une que l’autre pour bâtir une justice des crimes et délits sexuels marchant sur ses deux pieds. Mais pour le moment, nous ne les distinguons pas clairement et savons encore moins comment les faire tenir ensemble. Tout se passe alors comme si on ne pouvait choisir l’une que contre l’autre. En se targuant de respecter les grands principes pour DSK au moment où il était cloué au pilori, les partisans sincères de la présomption d’innocence n’ont pas vu qu’ils bafouaient au même instant la présomption de véracité à laquelle avait droit la jeune femme qui l’accuse de l’avoir violentée.

C’est pourquoi il est vain de croire que nous échapperons aux questions de plus en plus fortes que nous posera dans l’avenir la lutte sans merci du coupable allégué et de la victime présumée du Sofitel de New-York, en faisant le procès de la procédure accusatoire américaine. Au moment le plus dramatique de l’affaire d’Outreau on avait, face aux mêmes dilemmes, fait le procès symétrique: celui de la procédure inquisitoire à la française. L’aurait-on déjà oublié? Pour construire un jour une façon de tenir ensemble les deux présomptions opposées, le premier pas est d’accepter de penser la spécificité des questions sexuelles, et d’élargir le champ de nos réflexions pour reconnaître les responsabilités collectives nouvelles que nous confère, à nous citoyens des démocraties occidentales, les mutations profondes qui ont lieu aujourd’hui.

La France donne souvent aux autres pays le sentiment d’être politiquement « en retard » sur les questions de sexe, de genre, de sexualité. Sans aborder ici cette vaste question, soulignons simplement que le procès de New-York ne doit pas nous enfermer dans une frilosité défensive au prétexte des clichés anti-français qui pleuvent sur nous depuis quelques jours. Au contraire, il devrait être l’occasion de nous emparer collectivement des grande questions sociales, historiques et anthropologiques qui sont l’horizon de sens commun à tous les procès pour crimes ou délits sexuels, en France comme ailleurs. En général, nous n’avons d’yeux que pour les ressorts psychologiques des transgressions sexuelles comme si nous ne voulions pas voir qu’elles ont lieu dans le contexte de mutations profondes des valeurs et des normes censées faire référence pour tous. Or, sous l’égide de l’égalité croissante des sexes, nous vivons aujourd’hui des bouleversements sans précédent du permis et de l’interdit sexuels. Les procès pour viol, qui se multiplient partout aujourd’hui, sont à la fois l’expression de ces mutations démocratiques et le symptôme de leur caractère inassumé.

Considérer le viol comme un crime, prendre au sérieux les atteintes sexuelles, participe directement du refus contemporain de l’ordre sexuel matrimonial traditionnel, construit sur la condamnation de la sexualité hors mariage, la diabolisation de l’homosexualité, la double morale sexuelle et la division des femmes en deux catégories : épouses honorables et filles perdues, mères de famille légitimes et filles-mères parias, maîtresses de maison respectées et domestiques qu’on « trousse ». Comme l’a montré Georges Vigarello dans son Histoire du viol, celle-ci se déploie toujours à la croisée de l’appartenance sociale des individus et des statuts respectifs des hommes, des femmes et des enfants dans une société. Notre attachement à punir ce crime est la trace en creux de la valeur centrale que nous accordons non plus au mariage mais au consentement dans le grand partage entre le permis et l’interdit sexuels.

Mais les procès pour viol d’aujourd’hui sont aussi symptomatiques des ambiguïtés du changement, tant ils donnent à voir le vide sidéral que nous avons laissé se développer en lieu et place d’une civilité sexuelle renouvelée, capable d’irriguer la vie ordinaire de nos sociétés et d’inscrire la sexualité au sein d’un monde humain certes pluraliste, mais qui demeurerait un monde commun. C’est la rançon de l’idéologie individualiste et mercantile, qui transforme ce monde en une collection insignifiante d’individus autarciques bons à consommer. Le consentement, cœur de la nouvelle normalité sexuelle, est ainsi à la fois la solution et le problème. Consentir, oui, mais à quoi? Pourquoi? Et quand le refus de tout consentement s’est exprimé loin des regards, comment passer à sa dimension publique, sociale, juridique? Concentrant toutes ces questions, nous interrogeant directement sur la solidité de nos valeurs communes, le procès de New-York incarne à sa manière le changement démocratique. Mais il peut devenir aussi un de ces moments périlleux où, pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet, la démocratie se retourne »contre elle-même » .

Pour prendre la mesure du ressort proprement sociologique de ce risque, il faut revenir à la sidération initiale qui fut la nôtre, et qu’une semaine de débat a déjà recouverte. L’image première qui nous a saisis ne s’arrêtait pas au seul DSK. C’était le choc de deux figures, deux symboles, deux incarnations si extrêmes des inégalités du monde contemporain, que la réalité semblait dépasser la fiction. Elle, une femme de chambre immigrée d’origine guinéenne, pauvre, vivant dans un logement social du Bronx, veuve, mère de famille monoparentale. Lui: un des représentants les plus connus du monde très fermé de la haute finance internationale, une figure de la politique française, de l’intelligentsia de gauche, une incarnation aussi, de la réussite sociale, de l’entre-soi des riches et de la jouissance facile. La femme de chambre et le financier, ou le choc de celui qui avait tout et de celle qui n’était rien.

Dans ce face à face presque mythique, les individus singuliers disparaissent, absorbés par tout ce qu’incarnent les personnages. C’est pourquoi il y a quelque chose d’épique dans ce qui s’est passé. En prenant en considération la parole d’une simple femme de chambre et en lui accordant la présomption de véracité, la police new-yorkaise n’a pas seulement démontré qu’elle pouvait en quatre heures renverser l’ordre du pouvoir et saisir au collet le puissant financier. Elle a aussi mis en scène une sorte de condensé inouï des incertitudes, des injustices et des espoirs de notre temps, et engagé un processus où vont venir s’engouffrer toutes les passions qui meuvent les sociétés démocratiques. Au risque de transformer tragiquement deux individus, inégaux à l’extrême, en boucs émissaires de nos désirs frustrés, de nos peurs ancestrales, de nos haines inassouvies.

Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 20 mai 2011, dans le New York Times, Joan Scott reproche aux femmes françaises d’être plus tolérantes que les Américaines face aux « inconduites » (misconducts) sexuelles: «Feminism, a foreign Import?»
http://www.nytimes.com/roomfordebate/2011/05/18/are-french-women-more-tolerant/feminism-a-foreign-import

French political culture has long tolerated behavior like Strauss-Kahn’s, explaining it as a trait of national character — part of what the historian Mona Ozouf referred to as « the art of seduction. »

At least since the bicentennial of the French Revolution in 1989, many books and articles have been published arguing that the alternative to equality between the sexes (and indeed, to equality in society more generally) was an acceptance of the eroticized play of difference. Women, the subordinate sex, were said to acquire power as objects of masculine desire. Their role in the « passionate economy » was to civilize male brutality. The proponents of this view were often women — among them Ozouf and Claude Habib — who denounced feminism as a foreign import.

Furthermore, these proponents justified their arguments about the inability of Muslims to assimilate to the French culture by claiming thatMuslims did not understand that open erotic play was integral to Frenchness. How ironic, then, that the victim of Strauss-Kahn’s alleged sexual assault was a Muslim.

Of course, there are feminists who have long disagreed with this view of the national character, but they are in the minority. In light of the Strauss-Kahn scandal, they are being listened to.

The French media are finding it hard to dismiss this as a case of American puritanism. Strauss-Kahn’s alleged action, though more violent than the usual game of seduction, nonetheless reveals seduction not to be an « art, » but an entitlement that some powerful men assume comes with their status and their sex.

Compte rendu de Véronique Antomarchi, 17 janvier 2011.

Compte-rendu de l’ouvrage de Véronique Antomarchi, Professeur d’histoire-géographie au Lycée René Auffray (Clichy):

Geneviève Dermenjian, Irène Jami, Annie Rouquier, Françoise Thébaud (coord.), La place des femmes dans l’histoire – Une histoire mixte, Belin, 2010, 415 pages, 30 euros.

À l’usage des enseignants du primaire et du secondaire, ce manuel d’histoire, richement illustré, qualifié par les auteurs « d’ouvrage professionnel», présente une vision genrée de l’histoire. Il met l’accent sur les rapports entre les hommes et les femmes au fil du temps, dans des aires géographiques variées. Il répond ainsi à une directive récente du programme d’histoire de seconde (BOEN, 19 avril 2010) qui « place clairement au cœur des problématiques les femmes et les hommes qui constituent les sociétés et y agissent. Le libre choix laissé entre plusieurs études doit permettre en particulier de montrer la place des femmes dans l’histoire des sociétés ».

Le manuel repose sur une approche chronologique et se divise en cinq grandes parties :

« Femmes et hommes dans les mondes antiques et médiévaux », « Femmes et hommes dans les temps modernes et en révolutions », « Femmes et hommes à l’âge industriel (1850-1939) », « Femmes et hommes dans les guerres, les démocraties et les totalitarismes (1914-1945), « Femmes et hommes dans le monde de 1945 à nos jours ».

Chaque thème est illustré de dossiers qui éclairent un point particulier à l’aide de plusieurs documents. Une bibliographie étoffée en permet l’approfondissement.  Cet ouvrage s’inscrit dans une volonté d’aide à la pratique pédagogique des enseignants d’histoire qui trouveront là les outils pour réfléchir à l’intégration de la problématique du genre dans leurs cours, en s’appuyant sur des documents bien choisis, pouvant susciter le débat en classe. Il dresse de très nombreux portraits de femmes, parfois méconnus, qui peuvent s’intégrer aisément à la construction d’un cours. Un index des noms en fin d’ouvrage eût été pratique pour se repérer devant un tel foisonnement de personnalités.

Pour illustrer la place des sciences, nous pouvons citer parmi tant d’autres, Emilie du Chatelet (1706-1749), traductrice de Newton et Clémence Royer (1830-1902) traductrice de Darwin. La défense de l’égalité fut au cœur de l’engagement d’Olympe de Gouges (1748-1793), célèbre pour sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 1791 et de Mary Wollstonecraft (1759-1797), féministe anglaise dont la fille Mary Shelley publia en1818 Frankenstein considéré comme un des premiers romans de science-fiction.

La place des femmes est systématiquement analysée dans les différentes périodes de l’histoire, de la Grèce antique jusqu’au nouvel ordre mondial. Par exemple, le dossier consacré à là la guerre d’Algérie est éclairé par de nombreux témoignages féminins, souvent bouleversants. Religion, société, politique, droit, guerres, science, art mais aussi corps et sexualité, représentation et altérité, sont au cœur de cette histoire. L’enjeu essentiel de ce manuel est d’envisager une autre façon de transmettre et d’enseigner l’histoire. Il s’agit d’accompagner un changement de regard, incluant la dimension genrée de l’histoire et de contribuer ainsi à améliorer les relations entre filles et garçons dans une « cité mixte » pour reprendre l’expression de Michelle Perrot, une des pionnières de l’histoire des femmes en France, auteure de la Préface de l’ouvrage. Elle constate que si l’histoire des femmes est un champ de recherche désormais bien reconnu, 2 son enseignement reste encore marginal au sein de l’université et encore plus dans le secondaire. Cet ouvrage est le fruit d’un travail collectif de longue haleine : il a nécessité la participation de 33 auteurs (enseignants du secondaire, universitaires, chercheurs, inspecteurs pédagogiques régionaux) en majorité des femmes. Il émane de l’Association pour le développement de l’histoire des femmes et du genre (Mnémosyne) créée en 2000, qui a entre autres pour objectif d’assurer la transmission de l’histoire des femmes et du genre à tous les niveaux d’enseignement.

Un dossier sur ce thème avait déjà été publié dans la revue Historiens et Géographes(n°392, 393, 394, 2005-2006). La parution de ce manuel chez Belin en octobre 2010, avec l’aide financière du Conseil Régional d’Ile-de-France, s’inscrit dans cet objectif de transmission. Voilà un ouvrage important tant sur le plan quantitatif (plus de 400 pages) que sur le plan qualitatif (nombreux documents, bibliographie détaillée, pistes pédagogiques). Son objet est enthousiasmant : il s’agit de construire désormais nos cours en incluant les femmes dans une démarche humaniste et citoyenne L’outil est enfin là et fort bienvenu, en attendant que les manuels d’histoire mais aussi de géographie de demain intègrent systématiquement la problématique du genre. À nous d’être audacieux !

Véronique Antomarchi, Professeur d’histoire-géographie au Lycée René Auffray (Clichy).

 

Je ne sais pas si vous vous souvenez des cours d’Histoire, mais il n’y a pas beaucoup de jupons. À part quelques figures comme Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette ou Eva Braun, qu’il s’agisse des rois, des militaires ou des révolutionnaires, quasiment que des mecs. Pour Françoise Thébaud, l’une des coordinatrices du livre, « le regard de l’historien est un regard masculin ». Tenez, un exemple : les manuels scolaires déclarent fièrement que la France est l’un des premiers pays d’Europe à avoir établi le suffrage universel en 1848. Alors qu’en fait il ne l’était que pour les hommes ! Le suffrage pour tout le monde, ça n’arrive qu’en 1944. Et là, ça change tout, car la France devient l’un des derniers pays à l’établir (En Angleterre, les femmes votent depuis 1928).

par Jean-François Dortier
SciencesHumaines-n°221_dec-2010
Mensuel N° 221 – décembre 2010
Imaginer, créer, innover…Le travail de l’imagination – 5€50

Aux Entretiens de l’histoire de Blois, les historiens racontent volontiers pourquoi ils se passionnent 
pour des sujets minuscules, mais qui révèlent 
des phénomènes bien plus vastes de notre passé.

Tous les ans à Blois ont lieu les Entretiens de l’histoire. Durant quatre jours, tout ce que la petite ville compte d’amphithéâtres, de salles de conférence et même de cafés est occupé par des rencontres, tables rondes et débats. Pour sa XIIIe édition, le thème fédérateur était « Faire Justice » et les sujets de débat ne manquaient pas : de la justice médiévale aux actuels tribunaux internationaux, des crimes de l’Antiquité au procès d’Outreau, etc., plusieurs centaines de rencontres sont offertes à un public toujours au rendez-vous, le succès ne se démentant pas d’une année à l’autre.

Une autre occasion exceptionnelle est offerte à Blois : aller rencontrer directement les auteurs, qui pendant une heure ou deux sur leur stand, se plient volontiers au rituel de la signature. Pour les voir, il faut se rendre dans la grande librairie ouverte où des dizaines d’éditeurs regroupés dans la halle aux grains et sous un chapiteau voisin tiennent leur stand (Sciences Humaines y a le sien). Nous sommes allés à la rencontre de quelques-uns de ces auteurs.

(…)

La femme écouillée

Reprenons notre déambulation. Quelques allées plus loin, au hasard, mon regard tombe sur un panneau « Mnémosyne » (Association pour le développement de l’histoire des femmes et du genre). Trois historiens sont là pour présenter un livre d’exception, La Place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte (Belin), qui vient tout juste de sortir de l’imprimerie. Un livre qui a la facture d’un manuel, qui respecte les découpages d’histoire scolaire, propose des textes de synthèse, des documents…, mais dont l’optique est celle de relire l’histoire en prenant en compte la place des femmes, « un autre récit qui sort les femmes de l’ombre », écrit le dépliant. J’engage le dialogue avec les auteurs présents.

C’est l’occasion de poser une question récurrente à propos des « maîtresses femmes ». Pas seulement des femmes de pouvoir (reines, impératrices ou courtisanes), mais des femmes du peuple qui, malgré la domination masculine, le joug de la loi, de l’éducation, de la coutume…, réussissent tout de même à s’imposer dans la sphère domestique comme de véritables tyrans, soumettent leur mari et dirigent le foyer d’une poigne de fer. En a-t-il existé à toutes les époques de l’histoire ? L’historien pourrait-il en trouver la trace ?

C’est Didier Lett, l’un des auteurs, rédacteur du chapitre sur le Moyen Âge, qui me répond. «  Dans les fabliaux du Moyen Âge, on trouve des récits de “femmes écouillées”. L’une de ces fables raconte comment un homme a réussi à mater sa belle-mère, une matrone intraitable. Il a organisé un simulacre d’opération où on lui a extrait des couilles de taureau qu’elle avait dans les fesses. La femme ainsi “écouillée” est redevenue docile et les choses pouvaient alors rentrer dans l’ordre. L’ordre masculin, s’entend. C’est une fable évidemment racontée du point de vue des hommes. Mais elle indique bien que le profil des “maîtresses femmes” était connu à l’époque. »

Chaque stand est ainsi l’occasion d’entrer dans une nouvelle histoire. Chaque couverture de livre est une tentation, une porte qui ouvre vers un bout de monde disparu. Ici, on peut se replonger dans l’univers des Mayas, là ce sont les pirates et flibustiers, ici le procès Eichmann… Chaque historien a reconstitué un petit morceau de cette longue histoire des hommes (et des femmes). Et sur chaque table de chaque stand, des dizaines et des dizaines de couvertures, autant de portes vers le passé.

Le temps d’un long week-end, à Blois, on peut ainsi rouvrir à volonté les pages oubliées de l’histoire.

par Philippe Petit

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Aujourd’hui dans l’Essai du Jour : «La place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte», coordonné par Geneviève Dermenjïan, Irène Jami, Annie Rouquier, Françoise Thébaud, aux Éditions Belin, 30 euros.

J’ai ouvert ce livre avec les meilleures dispositions du monde. L’idée d’écrire une histoire mixte où les femmes recouvrent une place qui leur fut souvent volée est en soi une idée noble. La transmission d’un récit essentiellement masculin dans le discours historique enfreint la libre émulation des sexes autant que leur commerce. Faire de la place des femmes dans l’histoire une priorité, voire une sorte de récit de substitution, est une entreprise qu’il convient de saluer. Je dirais tout à l’heure ma déception, mais je commencerai par mon approbation. L’histoire des relations entre hommes et femmes et la longue aventure des identités masculines et féminines touche à ce qu’il y a de plus constitutif de l’identité des sociétés et des individus. On ne saurait en effet aborder l’une sans s’appuyer sur l’autre. Quiconque se penche sur la présence des femmes dans la sphère publique est amené à faire sa part à la vie privée. Marguerite Duras dans « La vie matérielle » (1987) évoque cette double inscription entre le dehors et le dedans, entre la vie au bistrot et la vie à la maison, qui lorsqu’on parcourt les siècles, recoupe aussi bien le départ des hommes à la guerre, que celui d’Ulysse, le destin des Amazones et celui de Pénélope. Car si les formes de la vie privée ont connu de profondes transformations et ont pu entrer en conflit permanent avec la sphère publique, au point de se confondre parfois aujourd’hui avec elle, sous le nom de visibilité, il n’est pas sûr que « la loi du lit », telle qu’elle fut énoncée par Homère, se soit métamorphosée au même rythme et selon les mêmes valeurs. Les mœurs changent, mais il leur arrive parfois de se maintenir, et même de régresser.

Quand il s’agit du féminisme, il ne faut jamais crier victoire !

Si l’histoire était un progrès continu, cela se saurait. Et il n’y aurait plus besoin de parler de « desperate housewives ». Je me méfie de l’histoire édifiante. Mais je me méfie aussi de l’historicisme qui met l’histoire à toutes les sauces, et réduit les comportements humains à de pures constructions sociales. Je m’explique. J’adhère totalement à l’idée que la place des femmes dans l’histoire enseignée est insuffisante et que cette insuffisance est un véritable frein dans la marche vers l’égalité. Enseigner une histoire résolument mixte devrait être un impératif. Ce livre a le mérite de rétablir nombre de vérités. « Le tour de France par deux enfants », par exemple, fut publié en 1877 chez Belin – le même éditeur que cette histoire mixte – et était signé Giordano Bruno, alors qu’il fut écrit par Augustine Fouillée, la femme d’Alfred, le philosophe (1836-1912). De la même manière, on a tendance à minimiser le rôle des femmes dans la Résistance, ou bien, on a l’habitude de parler des « Pères de l’Europe », mais on oublie de nommer les Mères : Louise Weiss, Marcelle Devaud, Irène de Lipkowski. Tout cela est grotesque.

Mais il ne faut pas en rester là. « L’empire des femmes » – pour reprendre l’expression d’un dénommé Thomas au XVIII siècle- fut si souvent frappé d’ambivalences qu’il servit à la fois la cause de l’oppression et de l’émancipation. Une histoire mixte permet d’échapper à cette opposition. Elle nous fait comprendre que pour s’opposer, les hommes et les femmes ont toujours composé, pour le pire et le meilleur. Et s’il est des femmes qui se pâmaient devant les beaux yeux de Pétain, il en est d’autres qui surent résister aux assauts de Napoléon. Et que c’était justement pour cette raison – échapper aux fausses emprises de la différence sexuelle – que les romantiques se cherchèrent des sœurs, Alexandra Kollontaï ( 1872-1952) défendit l’amour libre, et Colette quitta Willy.

Le reproche que l’on peut faire à cette histoire mixte est sa prudence. Elle avance sur des œufs. Concernant le voile par exemple et la place des femmes dans les cultures d’islam, j’aurais aimé voir citer Mohamed Arkoun et pas seulement Fadela Amara, au demeurant sympathique. J’aurais aimé que la part faite aux changements n’occulte pas le rôle de la longue durée. J’aurais aimé que le mot de mutation ne soit pas prétexte à réaffirmer des bons sentiments, certes respectables, mais qui ne nous protègent ni des incertitudes du présent, ni des nouvelles peurs, ni du conformisme. J’aurais aimé qu’au catéchisme républicain de nos ancêtres, elle ne cède pas à la tentation de lui substituer un autre catéchisme…

 

Retrouvez la chronique de Philippe Petit sur Marianne.net

Chronique du 29/11/2010
6 heures 41/France Culture
Dans l’émission : Pas la peine de crier

A l’occasion de la sortie du livre « La place des femmes dans l’histoire – Une histoire mixte » en 2010, Pascale Barthelemy présidente de Mnémosyne présente l’association sur le site de Teledebout avec qui nous sommes partenaires pour le prix Buzzons contre le sexisme

Buzzons-Mnemosyne

http://teledebout.org/videos/camera-au-poing/cap-associations/mnemosyne/

 


Programme

Les interventions

Première session
Enjeux d’une histoire des femmes et du genre

– Quelle visibilité pour les femmes : spécificité ou intégration ?, Siân Reynolds

– Le genre de la préhistoire : la moitié « invisible » de l’humanité préhistorique, Claudine Cohen

– Genre et Révolution : un mode de subversion du récit historique, Jacques Guilhaumou et Martine Lapied

Deuxième session
Tranmissions dans l’enseignement supérieur : avancées et blocages

– L’histoire des femmes et du genre dans les universités : diversité et paradoxes en Europe, Claudia Opitz

– Transmettre l’histoire des femmes et du genre dans l’enseignement supérieur: un modèle américain ? Rebecca Rogers

– Faire école d’histoire des femmes, la Société Italienne des Historiennes, AnnaScattigno

– Table ronde : « Transmissions dans l’enseignement supérieur », Anne-Claire Rebreyend

Troisième session
Transmissions et expériences dans l’enseignement élementaire et secondaire : blocages et avancées

– L’auteur(e) de manuel du primaire à la peine, Geneviève Dermenjian

– Les manuels, les femmes et la vulgate, Annie Rouquier

– Table ronde : Compte-rendu, Gérald Attali

– Table ronde : Pourquoi enseigner l’histoire des femmes et du genre ?, Nicole Cadène

Quatrième session
Ressources disponibles/ressources souhaitables pour les enseignants

– Femmes et genre dans la Documentation photographique, 1950-2005, Dany Bataille