Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

Suite à la mise en ligne du dossier « Controverse autour d’un féminisme à la française », Geneviève Fraisse nous a adressé les deux textes suivants écrits cet été pour Regards et Libération.

Une si désirable égalité des sexes

http://www.regards.fr/idees/une-si-desirable-egalite-des-sexes

Par Geneviève Fraisse, 20 juillet 2011

La vraie question n’est pas morale, ce n’est pas celle de la frontière entre vie privée et vie publique. Geneviève Fraisse, philosophe, interroge la notion d’égalité des sexes à l’aune de l’affaire DSK.La philosophie morale encercle les débats dits de société; le bien et le mal sont des repères obligés. Or le débat moral esquive l’historicité de l’égalité des sexes.Alors ma proposition, sur un tout autre registre: l’«affaire DSK» ne dépend ni d’un débat moral sur la bonne et la mauvaise sexualité ni de la ritournelle sur l’inévitable frontière entre vie privée et espace public. Il suffit juste de prendre au sérieux le mot «égalité», celui de l’égalité des sexes, et de voir son effet théorique et politique sur des affaires classiques de la vie humaine, la vie sexuelle et le statut de l’intimité…D’abord l’imaginaire …Pas de sexualité sans fantasmes, sans rapports improbables, sans limites décentes franchies. Oui, le sexe a à voir avec l’excès plutôt qu’avec la maîtrise. Alors que peut produire l’égalité dans ce lieu de l’imaginaire qui est aussi un espace réel?On se souvient que le mariage fut longtemps le garant de cette situation risquée, celle du rapport sexuel. Du point de vue d’aujourd’hui, la question est plus globale, l’institution de la relation sexuelle est marginalisée et c’est pourquoi tout le monde est obsédé par la «frontière » entre public et privé. Or le débat est ailleurs.Deux remarques: la première est simple, elle touche au consentement dans sa mutualité, sa symétrie. C’est cela l’égalité : non pas la vérification du bon (ou mauvais) consentement – dont on sait que seul le sujet, en connaît la teneur, «de vous à vous-même», comme dit Pascal -, de sa véracité ou de sa contrainte, mais l’égal vis-à-vis, le jeu du même plan entre deux personnes, pour un oui, ou pour un non.On sait aussi que la hiérarchie est tapie dans nos gestes, la hiérarchie des consentements (adhérer ou accepter?), la hiérarchie du service domestique, héritage des temps ante-démocratiques. Mais l’horizontalité de l’égalité, mutualité, symétrie, est le présent politique contemporain ; et pourtant encore neuf si l’on en croit les réactions aux affaires récentes.De l’égalité en plein dans cet espace imaginaire de la vie sexuelle? Oui. Alors plus personne n’a à craindre qu’une frontière entre privée et public soit mal tracée. Ce n’est pas la vie privée, intime, qui est en danger, c’est le risque du partage qu’il faut accepter, celui de l’égalité face à l’imaginaire du sexuel. C’est simple, et c’est tout.Puis le symbolique…La mixité culturelle et libertine de l’Ancien Régime aurait fabriqué, dit-on, une tradition française? Non, c’est prendre l’effet pour la cause. Le temps précédant la démocratie postrévolutionnaire fut peut-être le creuset du plaisir d’une vie sociale emplie de désirs équilibrés ; il fut aussi celui du sceau monarchique de la masculinité divine qui indique clairement la symbolique du côté d’un seul sexe. La puissance abstraite de l’incarnation de Dieu sur la terre, doublée d’une référence à la transmission du trône de mâle en mâle (inscrite dans la loi par un décret d’octobre 1789), a doté le pouvoir politique d’un fort coefficient sexué.Ainsi, aujourd’hui encore, tout ce qui touche au pouvoir, ici, en France, s’adosse à la symbolique masculine. Gageons que notre liberté des moeurs en est simplement le complément dans le réel: comme une affaire d’équilibre, la rigueur symbolique se compense d’arrangements concrets.Alors les pouvoirs, politiques, médiatiques, académiques aussi, sont bien l’héritage d’une capacité de droit divin si joliment renforcé par la transmission (établie par la Révolution, je le souligne) masculine… En somme, je vous parle de l’envers du décor: derrière la galanterie et la mixité du salon d’Ancien Régime, la certitude du sexe du dominant. Alors le féminisme se comprend comme une simple proposition d’égalité, y compris dans les lieux de pouvoir.Je traîne depuis trop longtemps dans la pensée féministe, vaille que vaille, pour ignorer l’âpreté de l’affrontement. L’enjeu? Ne pas toucher au symbolique, nous amuser avec un peu de querelle sur la mixité à la française, et ne pas parler d’égalité.Ce que l’égalité des sexes peut faire au symbolique, c’est comme un crime de lèsemajesté… Mais si l’égalité intervient comme outil politique des relations humaines, alors l’espace domestique sera reconnu, comme l’espace public, comme un lieu de pouvoir, donc de partage de ce pouvoir.Alors on se souviendra de Kant et on le laissera derrière nous: il nous dit qu’une personne, dans le désir, devient chose? Non, elle est un sujet désirant qui est aussi objet de désir. On peut être sujet et objet dans le jeu du sexe. Mais l’objet du désir n’a rien à voir avec la chose. Une femme violée n’a pas été traitée en objet (voire en marchandise), mais bien en chose. Cette distinction est cruciale. Et cette inégalité de traitement, entre une personne et une chose, peut être mortelle. C’est pourquoi l’égalité de sexes est si désirable…

Affaire DSK: le fait divers, c’est du politique

Par Geneviève Fraisse, Directrice de recherche CNRS, 11 août 2011.

Cinq idées, cinq bornes sur le chemin du politique contemporain. La spectaculaire «affaire DSK» est ici centrale et non périphérique… Tel est mon propos, ma proposition de réflexion.L’histoire du service, du service domestique, vient en amont de notre démocratie. Que devient cette situation ancestrale après la Révolution française? Il est toujours utile de rappeler que Proudhon, penseur du mouvement ouvrier, classait les femmes en «courtisane ou ménagère». Or la citation se complète d’un «et non pas servante». Dans son monde de l’égalité sociale, il y aura du sexe et du ménage, mais pas dedomestique! Or le troisième terme, «la servante», disparaît dans la saga socialiste: «putain ou maman», mais pas domestique, cela ferait désordre dans l’attribution des places sexuées du monde à venir. Les femmes, avant d’être des personnes (travailleuses ou citoyennes), ont un statut: ménagère, prostituée, servante. Au XXe siècle, la servante laisse place à l’emploi de service, à la «femme de ménage». On passe donc du statut à la fonction. Mais de la femme et du ménage, qu’en dit la pensée démocratique? Le service implique la hiérarchie. On en pense quoi, en politique?L’histoire du consentement de l’individu contemporain se pense au présent de notre démocratie: la généalogie politique du citoyen, avec la volonté d’adhérer au contrat social et la reconnaissance du consentement mutuel pour se marier, et surtout pour divorcer. Il y a bien là une personne juridique, celle qui contracte, qui dit oui ou qui dit non. Personnage abstrait, abstrait de toute contingence de sexe, de classe, de race, d’emploi. Or la position juridique de la personne qui consent se double, n’en déplaise au libéralisme politique, d’une situation donnée. Alors le consentement individuel (pas seulement sexuel) apparaît dans une complexité remarquable et qui prend la forme d’un cube: trois histoires possibles, l’union sexuelle ou conjugale, le contrat social dans son ensemble, et l’individu contemporain dans son autonomie. Et à chaque fois deux possibilités à ce consentement: libre ou éclairé, tacite ou explicite; et puis une alternative toujours présente: donner ou arracher un consentement, choisir ou accepter le rapport à l’autre… Consentir: nous n’avons pas fini d’en parcourir les arcanes; nous n’y trouverons aucune vérité (le bon ou le mauvais consentement…) mais nous comprendrons que ce mot ne saurait suffire à donner une bonne ou une mauvaise conscience politique. Dire oui ou dire non, c’est bien; mais à qui, à quoi?L’histoire de la frontière privé-public, fil rouge passé, présent ou futur, dans la dynamique démocratique. Que cachent les cris de celles et ceux qui défendent une frontière entre les deux espaces, les deux vies? Une réalité simple, et visiblement dérangeante: les deux lieux, privé et public, marchent ensemble, dans un régime démocratique comme dans un régime monarchique. Mais la démocratie fait rupture dans ce qu’elle rend possible, à savoir l’égalité, l’égalité sociale certes, mais aussi l’égalité entre les femmes et les hommes. Or cela change tout: la notion d’égalité peut s’introduire jusque dans la chambre à coucher. Peu importe que cela soit visible ou pas, ou que le privé se confonde avec l’intime. Penser l’égalité sexuelle est un enjeu important. On comprend que le penseur du Contrat social veuille tenir hors d’atteinte du politique l’espace conjugal et domestique. Le geste de Rousseau est limpide: l’analogie entre famille et cité (père et roi) est obsolète. En effet si père et monarchie vont tranquillement de pair, on ne saurait imaginer, à l’inverse, que l’égalité citoyenne inspire et produise de l’égalité conjugale. Tocqueville, puis Alain diront de même. Or, la démocratie n’a pas à maintenir une frontière entre privé et public, mais à établir une cohérence entre les deux.L’histoire de la France sert d’argument au présentféministe: on aime le jeu de positions entre les deux côtés de l’Atlantique, avec distribution des cartes de la radicalité de l’émancipation des femmes (modérée ou intransigeante). Il y aurait un féminisme français adossé à une galanterie politique, sociale, domestique, légendaire, et un féminisme anglo-saxon fait d’affrontement catégoriel de sexe à sexe. Il y aurait une mixité de bon aloi, opposée à une logique clairement revendicative. Or le féminisme français, né à l’ère post-révolutionnaire, nous explique le mécanisme de la domination masculine comme un tout: la galanterie, ou mixité, est le contrepoint d’un pouvoir masculin fortement symbolique. Le réel de nos bonnes mœurs est comme la compensation d’un absolutisme marqué d’un seul sexe, le sexe mâle; le réel convivial est la pratique d’une soumission à une domination masculine d’autant plus puissante. Symbolique et transcendance masculine ne sont supportées que par un jeu de rôles et d’agrément entre les deux sexes. En bref, il s’agit d’un recto versode la domination, pas d’une tradition meilleure qu’une autre. L’intérêt de l’histoire? Loin d’un service idéologique, la conscience d’un enjeu politique, celui de l’émancipation des femmes.Un fait divers ne fait pas de la politique dit-on avec insistance. Deux remarques, pour finir: la reconnaissance du viol appartient à l’actualité de notre temps (la personne et son consentement; le corps à soi, entre être et avoir). Oui, mais la sexualité se tient hors de la grande histoire, ajoute-t-on alors.C’est peut-être vite dit. Je ne conteste pas la hiérarchie des affaires, affaires du monde, affaires de sexe. Mais l’économie qui pense les échanges, les moyens d’échange, les lieux de l’échange, ne saurait être indifférente à ce qu’un fait divers change la politique. On disputait jadis pour savoir si ce sont les hommes ou les structures qui font l’histoire. Que les sexes fassent l’histoire pourrait aussi être entendu sérieusement, politiquement. Ceux qui dénoncent une «instrumentalisation» de cette affaire sont sourds à l’histoire humaine: les sexes sont une monnaie d’échange, y compris en politique.

Dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 13 juillet 2011, tribune d’Éliane Viennot (Université Jean Monnet & Institut universitaire de France. Vice-présidente de l’Institut Emilie du Châtelet) sur Egalité-info, «Affaire DSK, féminisme et exception française».

http://www.egalite-infos.fr/

Travaillant de longue date sur l’exception française en matière de relations de pouvoir entre les femmes et les hommes en France (1), j’observe avec beaucoup d’intérêt les propos tenus sur ce sujet dans la presse depuis que l’affaire DSK a éclaté. Jusque récemment, aucune explication ou presque sur ladite exception.

La notion a surgi, sous forme de critique, de la presse étrangère, qui, s’adressant à son homologue hexagonale, a épinglé sa connivence mafieuse avec la classe politique, l’accusant de confondre respect de la vie privée et silence sur les pratiques sexuelles délictueuses ou criminelles – et, accessoirement, de découvrir les horreurs auxquelles sont soumis les justiciables (les conditions de détention déplorables, l’aspect odieux des pressions médiatiques…) quand ce sont les grands de ce monde qui y sont confrontés.

Les réponses à ces accusations – fondées – n’ont pas toujours été brillantes, et l’on a pu réaliser qu’une partie des élites françaises n’a toujours rien compris des luttes que mènent depuis trente ans les femmes (et plus récemment les hommes) victimes de violence sexuelles. Ici et là, dans ces articles, on a repris l’idée de «l’exception française», souvent pour faire mea culpa – ce qui constitue un progrès incontestable, tant l’ordinaire réaction est de nous draper dans notre fierté et de revendiquer haut et fort ce que nous reprochent les Anglo-Saxons. Mais d’explication, point. Serions-nous toujours secrètement ravis d’être exceptionnels, quitte à être coupables?

Bien sûr, la galanterie française !

Faute d’explication, des tentatives de rationalisation ont néanmoins surgi, qui ont tout l’air de prendre le contrepied de ces mea culpa nécessaires, si ce n’est suffisants. Les journalistes étrangers ont peut-être raison de nous trouver complaisant/es; mais c’est qu’ils ne savent pas que nous avons, nous, une autre manière de traiter les choses… Nous avons une culture (nous). Un passé (nous). Nous avons Louis XIV (nous). Et la galanterie française. Et, par dessus le marché, un «féminisme à la française», évidemment bien plus sophistiqué que les autres. C’est ce que réaffirment Claude Habib, Mona Ozouf, Philippe Raynaud et Irène Théry dans un récent article pour l’essentiel destiné à renvoyer l’historienne américaine Joan Scott s’occuper de ses oignons, au lieu critiquer ce qu’elle appelle «la théorie française de la séduction» (2).

Tout en saluant l’entreprise qui consiste à essayer de comprendre ce qui se passe, je m’élève, après Joan Scott elle-même, contre cette analyse, qui pêche selon moi autant contre la vérité que contre l’éthique et le féminisme. Contre la vérité: n’en déplaise à Mona Ozouf, qui a déjà défendu l’idée dans Les Mots des femmes (1995), il n’est qu’à ouvrir des histoires du féminisme ou lire les blogs féministes pour le constater. Les Christine de Pizan, les Marie de Gournay, les Gabrielle Suchon, les Hubertine Auclert, les Florence Montreynaud… n’ont jamais servi de doux euphémismes en lieu et place de critiques, ni confondu ce qu’elles faisaient ou font dans leur chambre avec ce qu’elles revendiquaient et revendiquent dans la cité.

Contre l’éthique: ce «féminisme à la française» revient surtout, dans cet article, à suggérer que cette pauvre Joan Scott (qui est spécialiste de la France, rappelons-le (3)) ne comprend ni notre culture, ni même notre langue; c’est faire jouer bien tristement la fibre nationale et surtout celle de l’anti-américanisme, toujours très efficace quand on veut repousser quelque chose. Contre le féminisme, enfin: car « le procureur Joan Scott» est l’une des féministes contemporaines les plus importantes (ce qui n’empêche pas de l’inviter à en rester au commentaire de ce qui est écrit, et à s’abstenir de procès d’intention (4)).

À l’heure où l’enseignement du genre, qui doit bientôt être dispensé en lycée (plus de vingt-cinq ans après l’introduction du concept dans le débat public français (5)), est attaqué par les catholiques intégristes, celle à qui on le doit devrait être identifiée comme l’une de nos meilleures alliées, puisque ce concept aide à réaliser que la domination masculine est un fait de culture et non de nature. By the way : le mot «procureuse» arracherait-il la plume à nos polémistes? Ne savent-elles pas – je mets le il dans les elles – que la masculinisation de la langue française est un produit culturel, issu d’un effort poursuivi avec ténacité depuis le 17e siècle par les partisans de «l’ordre naturel» ? Et que le mot a été employé durant tout l’Ancien Régime (6)?

Sommes-nous encore des Précieuses ridicules ?

Oublions donc le «féminisme à la française», cette invention récente et sans bases historiques (qu’il y ait une manière française de déconsidérer le féminisme, en revanche, est attesté depuis – au moins – les Précieuses ridicules). Reste la complaisance du monde médiatique français, au sens large du terme (des patrons de presse aux journalistes, en passant par les éditorialistes, les essayistes, les «intellectuels», les universitaires…) à l’égard des pratiques sexuelles douteuses, voire délictuelle des hommes de pouvoir. Restent les confusions partagées par une bonne partie de ce petit monde, malgré des décennies d’explications de texte, de rapports, de votes de lois et de procès, entre séduction et harcèlement, entre virilité et domination, entre consentement et soumission, entre femme et objet de plaisir…

Et regardons les bons objets. Non pas Louis XIV, qui faisait ce qu’il voulait puisqu’il était «monarque absolu», mais les intellectuels et les artistes autour de lui, qui ont chanté avec complaisance, pour lui plaire et pour faire carrière, le droit des puissants – et eux seuls – à aimer sans contrainte; ou les historiens qui ont fermé les yeux sur les violences morales imposées à ses compagnes.

Regardons Henri IV, dont les contemporains condamnaient les frasques, mais dont les lettrés du 18e siècle ont fait le super héros qu’il est resté; et Voltaire le premier, qui a défendu l’idée que la puissance sexuelle est inséparable de la puissance politique, et qu’on ne saurait rien reprocher à un «grand roi» dans ce domaine (sauf à être bégueule, attardé, provincial… américain?).

Regardons les liens qui unissent, en France, depuis la fin du moyen âge, le milieu politique et la «clergie» (la classe intellectuelle), dans le monde clos, hyper centralisé, de la capitale ou de la cour.

Regardons les centaines de textes écrits pour vanter la plus grande, la plus belle exception française: la supériorité du seul royaume à ne pas «tomber en quenouille», à être resté fidèle à la «loi naturelle» (de la domination masculine)! Et les cohortes d’historiens qui n’ont rien voulu voir, ou dire de cette fable; et qui ont consciencieusement travaillé à faire disparaître les femmes de l’histoire de France – y compris celles (une grosse vingtaine) qui ont gouverné ce pays.

Oui, regardons notre culture, notre histoire. Cela nous aidera à comprendre pourquoi nous en sommes là, et peut-être comment nous en sortir. Ce qu’aucun mea culpa n’a jamais permis.

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(1) La France, les femmes et le pouvoir, Paris, Perrin. 1. L’invention de la loi salique (5e-16e siècle), 2006; 2. Les résistances de la société (17e-18e siècle), 2008; 3e vol. en cours.

(2) «Féminisme à la française: la parole est à la défense», Libération «Rebonds», 17 juin 2011; l’article faisait suite à un article de Joan Scott titré «Féminisme à la française», Libération «Rebonds», 9 juin 2011.

(3) Après sa thèse sur les ouvriers verriers de Carmaux (1974), Joan Scott a donné plusieurs ouvrage sur l’histoire des femmes, dont La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, 1998; Parité ! L’universel et la différence des sexes, 2005.

(4) Son évocation, dans l’article du 9 juin, de la «méfiance à peine voilée [d’Irène Théry] concernant les motifs d’une femme immigrée, de couleur, issue de la classe ouvrière» est sans fondements textuels dans le texte incriminé (Irène Théry, «la femme de chambre et le financier», LeMonde.fr. du 23 mai).

(5) Joan Scott «Le genre: une catégorie utile d’analyse historique», in Le Genre de l’histoire, Cahiers du GRIF (Paris), printemps 1988; les féministes françaises utilisaient auparavant le concept «sexe social», qui recouvre la même idée – mais qui n’a pas eu la même fortune.

(6) Voir www.siefar.org, rubrique «la guerre des mots».

Et pour d’autres articles de la presse généraliste: Tribunes, opinions, chroniques, interviews… sur le site de Adéquations: CTRL + clic pour suivre les liens.

Dans la presse généraliste Dans la presse étrangère Un regard critique sur le traitement médiatique de « l’affaire DSK » La petite jurisprudence, toujours bonne à prendre Le coin des ringard-es et stéréotypé-es.

Dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

►Le 30 juin 2011, dans Libération, Laure Bereni (sociologue), Rose-Marie Lagrave (sociologue), Sébastien Roux (sociologue), Eleni Varikas (politiste): «Le féminisme à la française, çan’existe pas» «Féminisme à la française»?.

Avec ou sans guillemets, l’expression suggère qu’un féminisme à la française existerait bel et bien. Si nul ne peut nier que des configurations féministes singulières se soient actualisées selon les contextes sociaux, politiques et religieux dans différents pays, force est de constater que les transferts culturels de pays à pays ont été la matrice des argumentaires et souvent des référents pour les luttes féministes. Tel est le cas aussi pour la France. S’il est vrai que le féminisme américain s’est beaucoup inspiré d’auteures françaises, à commencer par Simone de Beauvoir, la sociogenèse du féminisme des années1970 en France, puis des études de genre, objet de nombreux enseignements, séminaires et colloques, a depuis longtemps établi le constat d’une dette à l’égard des théoriciennes et militantes américaines, et plus largement anglophones. Et à Joan Scott en tout premier lieu. On lui doit en effet la définition du genre, «catégorie utile d’analyse» pour les sciences sociales. Ce concept déjà travaillé par des sociologues a permis de réaliser un saut qualitatif et décisif, notamment en histoire. Le succès des études de genre est d’ailleurs tel que s’en réclament aujourd’hui ses adversaires d’hier – au risque d’usages aseptisés. On doit aussi à cette historienne, au moment des débats sur la loi en faveur de la parité politique, avec la publication de la Citoyenne paradoxale, de nous avoir permis de rendre visible un travail déjà initié, et de porter un regard critique sur un républicanisme auquel certain(e)s, dont deux des signataires de ce texte, n’étaient pas insensibles. Il est donc confondant que, dans le Rebond du 17 juin, une collègue de la stature de Joan Scott soit soupçonnée de «ne savoir pas lire», de faire des «contresens», elle, «professeur au prestigieux Institute for Advanced Study (et non Studies) à Princeton», elle, mise en position d’élève à qui il faudrait «expliquer que les différences s’opposent à la similitude, mais non à l’égalité, qui est tout autre chose». Même dans le cas où Joan Scott aurait fait un contresens, est-ce une raison pour débattre sur un ton condescendant et méprisant, souligné de surcroît par un dessin qui légitime ce ton dédaigneux? Disqualifier l’adversaire intellectuel en s’érigeant en maîtres d’école : la posture est commode. Elle évite en effet le débat argumenté sur le fond. Or quel est le fond de l’affaire? La place et le rôle de la séduction et du consentement. Si le genre est nié, en même temps que l’argument de Joan Scott, c’est pour mieux dénier le pouvoir qui en est le principe. En outre, faire de la séduction la clé d’un harmonieux commerce entre hommes et femmes, c’est oublier que séduire, c’est parvenir à conduire l’autre sur son propre terrain. Or les deux protagonistes engagés dans un rapport de séduction ne sont pas des individu(e)s désocialisés, affranchis des inégalités et libres des rapports de force. Mettre en équivalence et en égalité les deux acteurs, c’est penser la séduction sur le mode de la magie qui annulerait les inégalités incorporées dans les esprits. Dans la littérature française dont se réclament les critiques de Joan Scott, ce sont les filles qui fréquemment sont séduites, devenant parfois des filles déshonorées, abusées. Exit donc la relation dominants-dominés qui ferait obstacle à la complexité des relations sociales. Exit le «Quand céder n’est pas consentir» de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu. Congédiées les études de genre au profit de recherches sur la différence des sexes. La domination masculine est forclose. On lui substitue une civilisation apaisée des m¦urs dont la séduction serait le maître mot. Etrange que la séduction soit présentée comme le pilier de la réconciliation des «sexes». Etrange que la séduction apparaisse comme une réponse politique à l’heure où la violence conjugale, l’écart des salaires et des retraites, le chômage des femmes et d’autres inégalités constituent encore et toujours le lot quotidien de la majorité des Françaises. Etrange encore qu’au moment où le féminisme constitue une internationale nouvelle manière, la séduction serve de socle au «féminisme français». Au lieu de nous réfugier dans une illusion d’«exceptionnalité», il nous faut dialoguer avec toutes les formes de féminismes. Y compris, pourquoi pas, avec ce «féminisme français», à condition qu’il n’ait pas l’ambition de vouloir représenter l’ensemble du féminisme en France. La renationalisation qu’il propose constituerait plutôt une consolidation de son aile conservatrice, ou une déclinaison nouvelle au sein de la nébuleuse féministe actuelle. En effet, dans les années1970, le «F» du MLF signifiait femmes, et non français. Aujourd’hui, et c’est un choix politique, veut-on vraiment inscrire le féminisme à la française au patrimoine de l’identité nationale, en dotant d’une arme supplémentaireun arsenal déjà dangereusement sexué? Les quatre auteurs, féministes et de générations différentes, expriment, à cet égard, une légitime inquiétude.

 

Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

►Le 29 juin 2011, dans Le Monde, Eric Fassin, chercheur, « L’après DSK, pour une séduction féministe».

http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/06/29/l-apres-dsk-pour-une-seduction-feministe_1542181_3232.html

A propos de l’affaire Strauss-Kahn, Alain Finkielkraut n’hésite pas à parler de viol dans une tribune publiée dans Le Monde daté 15 juin. Non pas, certes, pour qualifier « les faits qui lui sont reprochés », mais pour dénoncer l’atteinte à la vie privée dont nous menaceraient désormais les journalistes français qui regrettent leur silence passé. Et d’invoquer la « parole antitotalitaire » de Milan Kundera : « le vrai scandale, ce n’étaient pas les mots osés de Prochazka, mais le viol de sa vie. » Le verdict tombe: « les arracheurs de rideaux sont des criminels. » Un mois après l’arrestation du patron du FMI, la France a bien changé : la norme d’hier paraît soudain anormale. Les premières réactions trahissaient surtout une solidarité sociale. Toutefois, leur discrédit immédiat manifestait une rupture d’intelligibilité dans le langage public. Bernard-Henri Lévy, Jack Lang, Robert Badinter ou Jean-François Kahn avaient sans doute le sentiment de parler comme on l’a toujours fait dans les cercles du pouvoir. Il n’empêche: d’un coup, ils sont devenus incompréhensibles. Le paysage commun était bouleversé; ils ont alors semblé des hommes du passé, brutalement dépassés.

Cet événement n’est pas le reflet d’une culture française intemporelle; au contraire, le choc fait advenir une culture nouvelle. Et beaucoup de s’interrogerrétrospectivement : le respect de la vie privée n’aurait-il pas servi de prétexte au déni des rapports de pouvoirentre les sexes? Le rejet du féminisme américain, au nom d’une exception française, aurait-il permis l’exclusion du féminisme tout court? Notre société, si prompte à dénoncer les violences sexuelles, pourvu qu’il s’agisse des banlieues, a-t-elle fermé les yeux sur le harcèlement sexuel à l’Assemblée nationale ou dans l’Université?

C’est pour conjurer ce retour du refoulé féministe que s’élève aujourd’hui une nouvelle vague de réactions. Il ne s’agit pas seulement d’Alain Finkielkraut; lorsqu’il dénonce « le procès des baisers volés, des plaisanteries grivoises et de la conception française du commerce des sexes », c’est en écho à Irène Théry (Le Monde du 29 mai). Contre Joan Scott, figure de proue internationale des études de genre, la sociologue revendique en effet « un féminisme à la française » qu’elle caractérise, sans craindre le paradoxe, comme « universaliste ».

Pour Irène Théry, ce féminisme « refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés ». C’est raviver l’argument ébauché en 1989 par Philippe Raynaud: il célébrait le rôle civilisateur des Françaises, legs de la civilité d’Ancien Régime, par contraste avec les Etats-Unis où « le féminisme est la pointe avancée, et quelque peu acariâtre, de la revendication démocratique ». Mona Ozouf devait développer l’idée en 1995, dans un « essai sur la singularité française » opposant à la « modération du féminisme français » le radicalisme « bruyant » de l’Amérique.

Ne s’agirait-il point d’identité nationale? Joan Scott a souligné l’ironie des choses: c’est aussi au nom de la séduction qu’on juge l’islam étranger à la culture française; or la victime présumée est ici musulmane. « Ignominie », s’emporte Irène Théry, oubliant la modération nationale. Pourtant, dans l’essai sur la « galanterie française » qu’elle dédiait en 2006 à Mona Ozouf, Claude Habib écrivait: « Le port du voile est un affichage de la chasteté qui signifie l’interruption du jeu galant, et même son impossibilité définitive. Il n’y a pas de conciliation possible. » Et aujourd’hui, c’est ce quarteron de féministes improbables qui persiste et signe ensemble, contre Joan Scott, une défense et illustration de notre « héritage culturel » (Libération du 17 juin).

Pourquoi exalter la séduction française à l’heure d’un procès pour viol? De fait, l’actualité jette une lumière crue sur l’apologie de la France – « pays tolérant, et même indulgent pour les frasques de ses hommes politiques », selon Mona Ozouf. Est-il si opportun de relire ses assertions pour le moins hasardeuses sur le viol? « On lui donne aux Etats-Unis une définition assez élastique pour ne plus comporter l’usage de la force ou de la menace et pour englober toute tentative de séduction, fût-elle réduite à l’insistance verbale. » Bref, les féministes américaines crieraient au viol, tandis que les Françaises goûteraient le jeu de séduction.

L’affaire DSK vient gâter cette image d’Epinal. Comment un « dragueur lourd » pourrait-il encore évoquer la légèreté galante? La séduction d’antan paraît décidément moins séduisante… Les thuriféraires de la singularité nationale invoquent encore Madame de Merteuil; mais c’est oublier qu’elle-même rappelait à Valmontla violente injustice de la séduction: « Pour vous autres, hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. »

L’épouvantail américain se défait en même temps sous nos yeux: les féministes françaises (et non « à la française ») ont réussi à se faire entendre, à la faveur de l’affaire, sans complaisance aucune pour le viol, le harcèlement, ou les propos sexistes dont le charme leur échappe. Il ne s’agit donc pas tant de culture nationale que de démocratie. Reste alors la question qu’agite l’antiféminisme depuis deux siècles: la séduction serait-elle incompatible avec la démocratie? Que devient-elle après l’Ancien Régime de la domination masculine? Ne nous appartient-il pas de penser une érotique féministe – non moins désirable, mais plus démocratique?

Sans doute faut-il renoncer au fantasme d’affranchir le sexe du pouvoir: la séduction vise une emprise sur l’objet désiré, à condition toutefois qu’il existe aussi en tant que sujet de désir. Pour être féministe, il n’est donc pas nécessaire de renoncer aux « plaisirs asymétriques de la séduction ». En revanche, pourquoi l’asymétrie serait-elle définie a priori, la pudeur féminine répondant aux avances masculines, comme si les rôles sociaux ne faisaient que traduire une différence des sexes supposée naturelle? Autant dire que les relations de même sexe seraient dépourvues de séduction!

Au contraire, l’incertitude fait le charme d’un jeu qui consiste à improviser sans savoir d’avance qui joue quel rôle. « La surprise délicieuse des baisers volés » n’est délicieuse que si l’on n’est pas condamné à rejouer sans surprise les rôles assignés à chaque sexe par une convention figée. Autrement dit, dans l’érotique féministe, le trouble dans le genre s’avère… troublant. Quant au « respect absolu du consentement », plus qu’une conversation préalable, il requiert une incessante négociation amoureuse. Le contrat sexuel n’est plus la règle définie d’avance, mais l’enjeu d’une partie sans fin. Au lieu d’être nié, ou sublimé, le rapport de pouvoir devient ainsi la matière même de la séduction démocratique.

Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 22 juin 2011, dans Libération, Joan W. Scott réagit

http://www.liberation.fr/societe/01012344781-la-reponse-de-joan-scott

Je suis accusée par Claude Habib et ses collègues d’être sourde, sotte et aveugle, incapable de comprendre la prose élégante qu’ils commettent pour assurer la défense de ce qu’ils appellent le «féminisme à la française». Le dessin qui accompagne leur texte souligne la nature de leur propos: une femme lit un livre qu’elle tient à l’envers tout en écrivant « bullshit » avec ses pieds (pour ceux qui l’ignoreraient, bullshit se traduit en Français par « conneries » ou, plus gracieusement, par «foutaises»). Un bon exemple de l’insulte usurpant la place habituellement réservée aux affrontements intellectuels sérieux. Or la critique que je fais de leur travail repose non pas sur une lecture erronée ou une déformation de leurs écrits, mais sur un désaccord philosophique profond. D’abord, et c’est le plus important, j’avance que les signataires de ce billet ne peuvent prétendre s’exprimer au nom d’un féminisme français unifié. Il est faux, au plan historique, de prétendre que le féminisme a une identité nationale. Il n’y a pas de féminisme à la française. En France, comme ailleurs, le féminisme a toujours été pluriel et traversé par de vigoureux débats. Ensuite, nous sommes en désaccord pour ce qui est du sexe et du pouvoir. Ils affirment que les relations entre les sexesrelèvent du domaine des moeurs, qu’elles se situent hors du champ politique. Pour ma part, j’affirme au contraire que la famille, le couple – marié ou non – sont des institutions au sein desquelles s’exercent des relations de pouvoir. Si les rapports entre les sexes se caractérisent selon Raynaud par «une forme particulière d’égalité», elles n’en restent pas moins des structures hiérarchiques. En incorporant à la pratique de la séduction les emportements du désir, ou en suggérant (comme le fait Raynaud) que «la galanterie… compense l’inégalité des sexes par la politesse, par le respect et par la générosité», ces auteurs tentent de rendre opaques, en les voilant de rose, les problèmes créés par un rapport de forces inégales. Ces problèmes ont été au coeur des batailles menées par des générations de féministes qui, refusant de voir les femmes réduites à leur corps, ont demandé à bénéficier non pas d’un traitement séparé, mais d’un traitement égal. Elles voulaient que les femmes et les hommes soient traités à égalité, sur tous les plans. C’est en cela qu’elles étaient, selon les critères républicains, des universalistes. Le différentialisme défendu par Habib et ses collègues est aux racines de l’inégalité contre laquelle des féministes françaises luttent depuis si longtemps. Si la séduction représente la clé théorique des relations entre les sexes, alors l’inégalité dans tous les domaines de la vie politique et sociale – non pas seulement au lit ou dans la famille – en est le résultat inévitable.

►22 juin 2011, sur le site de Libération, Didier Eribon, Professeur à l’université d’Amiens, «Féminisme à la française ou néoconservatisme?».

http://www.liberation.fr/societe/01012344782-feminisme-a-la-francaise-ou-neoconservatisme

Il nous faut remercier Joan Scott pour son retentissant article, paru dans Libération le 9 juin. L’écho qu’il a rencontré et la fureur qu’il a déclenchée chez ceux et celles qu’il visait suffisent à montrer que la célèbre historienne américaine a soulevé un problème aussi sensible qu’important. Car elle ne se contente pas de rappeler à nos mémoires quelques discours isolés, dont le caractère incongru provoque le fou rire ou, plutôt, dans le contexte actuel, le dégoût. Elle nous invite à reconstituer la cohérence d’une entreprise idéologique qui a marqué de son emprise toute une séquence de la vie intellectuelle française et qu’on peut sans exagération décrire comme une révolution conservatrice, un spectaculaire déplacement vers la droite de la pensée politique au cours des années1980 et1990. Croyant répliquer à sa démonstration, le quatuor qui a signé la «réponse» («la Parole est à la défense», Libération, 17 juin) est tombé dans le piège qu’elle tendait puisqu’ils sont venus confirmer avec ardeur et candeur ce qu’elle mettait implicitement en évidence: ces piliers des revues Commentaire, Esprit, le Débat ou de l’ex-fondation Saint-Simon y mêlent leurs noms, affichant ainsi des solidarités et des complicités qui, certes, traversent leurs écrits, mais qu’on n’aperçoit clairement que lorsqu’on se donne la peine de les lire (tâche ingrate s’il en est). Ce qui apparaît ici au grand jour, c’est que des gens qui se présentaient comme étant toujours de gauche ont fabriqué avec des gens qui se présentaient comme étant depuis toujours de droite un discours foncièrement réactionnaire, dont l’objectif aura été d’éradiquer tout ce qui ressortissait de l’héritage de la critique sociale et culturelle des années 1960 et 1970.

L’une des cibles, parmi d’autres, de ces auteur(e)s était le mouvement féministe. Sous couvert de défendre une «singularité française » contre le «féminisme américain», c’est le féminisme en général, et notamment le féminisme français, qui constituait l’objet de leur vindicte. La preuve en est que les livres de Claude Habib sont presque intégralement consacrés à dénoncer les méfaits des féministes françaises des années 1970 et, avant elles, de Simone de Beauvoir, qui auraient ruiné les jeux enchantés de la séduction entre les sexes. Dans Galanterie française, ouvrage dédié «à Mona Ozouf, la semeuse» (celle-ci s’empressa d’ailleurs de semer un compte rendu laudateur dans le Nouvel observateur), elle enchaîne les énoncés qui ressassent ad nauseam cette même idée: «La crise des valeurs de la féminité est allée en s’accentuant depuis la parution du Deuxième sexe. S’affirmer, c’est s’opposer: les voies de la liberté sont les mêmes pour tous. A partir de là, les femmes non belliqueuses ont l’air de menteuses ou de cruches.» Ou encore: «Quand tant de femmes cessent d’être douces, bien des hommes se détournent et cela se conçoit: qui voudrait couver des oursins?» Le précédent livre d’Habib vaut également le détour: elle y prescrivait à «la femme» d’accepter d’être «don de soi», car la soumission féminine à l’homme dans le cadre du mariage et du «consentement amoureux » vaut mieux que la guerre des sexes déclarée par les féministes. Elle s’en prenait au mouvement homosexuel, qui s’acharne à perturber cette belle entente, au sein de laquelle, comme pour la danse à deux, l’homme dirige et la femme suit. Elle y revient dans Galanterie française : «Je savais que l’amour entre homme et femme pouvait former des trésors de délicatesse et d’esprit. Les lesbiennes me faisaient l’effet d’éléphants aveugles. Elles étaient dans le magasin. Elles ne voyaient pas la porcelaine.» Rendant compte dans un style exalté des écrits d’Habib, dans la revue Esprit, Irène Théry interrompt un moment ses péroraisons sur les mystères insondables de la différence et de la complémentarité entre les sexes pour anticiper l’objection qu’on risquerait de lui adresser: «Les bien-pensants d’aujourd’hui auront tôt fait de soupçonner, dans ce plaidoyer pour l’amour hétérosexuel, la trinité du mal absolu: naturalisme, conservatisme et homophobie.» Qu’on n’imagine pourtant pas que ce magnifique aveu soit le signe d’un début de lucidité. Non! Théry n’entend pas se soumettre à ce «prêt-à-penser» et elle admire la «force subversive» de celle qui, bravant l’air du temps, n’hésite pas à pourfendre à la fois «les impasses du féminisme», «l’émancipation individualiste» et «le ressentiment antihétérosexuel». On le voit: ce qui a été rebaptisé par ces auteurs «féminisme à la française» n’est qu’un mélange fort classique, et transnational, de poncifs antiféministes et d’homophobie militante. Il ne s’agit donc pas simplement d’une mythologie nationaliste, à usages multiples, qu’on voudrait nous présenter comme le fruit d’une réflexion historique ou sociologique. Il s’agit aussi de l’invention d’une tradition qui a pour fonction d’annuler la déstabilisation produite par les mouvements politiques et culturels et de permettre de prôner un retour à une «harmonie» qui n’a jamais existé, de défendre un ordre qui repose sur l’inégalité, la hiérarchie et la domination (des hommes sur les femmes, de l’hétérosexualité sur l’homosexualité…). On ne s’étonnera donc pas que ces auteurs conjuguent leurs efforts pour attaquer la sociologie critique et l’oeuvre de Pierre Bourdieu. Ce dernier a commis l’irrémissible péché de vouloir étudier la «domination masculine» mais aussi de souligner le rôle que le mouvement gay et lesbien peut jouer dans la mise en question des catégories figées de l’ordre sexuel. La recension par Ozouf du Consentement amoureux de Claude Habib repose entièrement sur ce schéma: le ravissement que produit un livre qui chante les bonheurs de l’amour hétérosexuel, où chacun et chacune jouira d’occuper sa place naturelle, inégalitaire mais librement acceptée, brandi comme un crucifix devant le diable destructeur qu’est le théoricien de la domination et l’intérêt qu’il manifeste pour la radicalité subversive des mouvements féministes et homosexuels. Bref, une idéologie qui en appelle tantôt à l’ordre «naturel» des choses, tantôt à notre «culture nationale» – ce qui signifie, dans les deux cas, à l’ordre politique ancien – contre une pensée qui regarde les réalités du monde social comme un ensemble de constructions historiques qu’il convient de défaire et de transformer. Une tentative de restauration réactionnaire dressée contre l’activité démocratique et émancipatrice. Une banale pensée de droite, contre la pensée de gauche.

► Le 22 juin 2011, sur le site d’Arrêt sur images, réaction d’Irène Théry à la couverture qui est faite de la controverse par la journaliste Laure Daussy :

Je viens de lire sur votre site une « récapitulation » qui me fait sursauter : « Pour résumer les épisodes précédents, la sociologue Irène Théry, mais aussi les universitaires Claude Habib et Mona Ozouf, défendaient ce qu’elles appellent un « féminisme à la française », vantant « les plaisir asymétriques de laséduction ». Tandis que Joan Scott, universitaire américaine, spécialiste du féminisme français, s’oppose à cette conception qui assigne aux hommes et aux femmes des rôles différents et affirme que cette vision de la séduction,inégalitaire, a permis le type de comportement de DSK. »

Ce résumé inverse l’ordre et le sens des choses et invente en outre une définition des « plaisirs asymétriques de la séduction » qui n’a rien a voir avec ce que j’ai écrit ni avec ma pensée à moi, la seule et unique auteur de cette petiteformule. Permettez-moi donc d’y répondre.

En premier lieu, on oublie que c’est J. Scott qui a lancé la polémique contre le féminisme à la française, et cela très précisément a propos de l’affaire DSK et que c’est dans ce cadre que, pour ma part, j’ai jugé bon de répliquerensuite dans Le monde. Soyons attentifs aux faits : ni M. Ozouf, ni C.Habib ne se sont mêlées de ce débat et je ne suis même pas sûre que toutes les deux (qui ne sont d’ailleurs peut être pas d’accord entre elles) approuvent mes positions sur l’affaire DSK !

Ce qui nous a rassemblées n’est donc pas une quelconque « position » dans cette affaire, ni même sur l’histoire des femmes (nous écrivons même littéralement que nous avons « des divergences qui ne sont nullement secrètes » surdes sujets aussi capitaux pour le féminisme que l’histoire de la famille) mais tout simplement le fait d’avoir été attaquées ensemble par Scott (cette fois dans Libération) : si nous n’avions pas constaté que chacune de ces attaquesnous prêtait très exactement l’inverse de ce que chacune de nous a écrit, nous n’aurions pas eu besoin de rétablir tout simplement la vérité de nos propos respectifs !! Voilà le véritable point commun : celui de personnes quiprotestent contre une certaine façon de se croire tout permis, car pour leur part elles restent attachées àla vérité des faits et des écrits, au refus des citations tronquées, de l’inversion du sens des propos, des textes cités sansréférence qui empêchent le lecteur d’aller voir par lui-même. Un texte d’universitaires ? Sans doute, si ce terme veut dire qu’il ya des métiers où on prétend encore que sans le respect de règles élémentaires, il n’y a pas decontroverse possible.

Et j’en viens au deuxième point, qui cette fois me concerne personnellement. On glose, dans Libération (aujourd’hui, RM Lagrave et al) et dans Le Monde (hier, E.Fassin), sur un texte que MOI j’ai écrit : ma deuxième tribune dans Le Monde.

Or je dois faire remarquer avec force que sur la notion de « féminisme a la française » mon article indiquait très clairement son but : non pas promouvoir une sorte de nationalisme féministe (pourquoi donc?) , mais tout simplementrelever le gant et « retourner le stigmate » après les attaques francophobes et sexistes qui s’en sont prises dès les premiers jours de l’affaire DSK, dans le NYT, aux femmes françaises en général , et aux féministes universalistes « a lafrançaise » en particulier (dans le texte de J. Scott). On ne peut rien comprendre à ces débats si on n’a pas en tête la différence entre les contextes français et américainsici et maintenant, dans le cadre de l’affaire DSK. Et pour mapart, je me garde bien de remplacer les clichés antifrançais par des clichés profrançais ou anti américains : au contraire je dénonce ces manières de faire et je dis que ma plus claire réponse à ces attaques lancées par le NYT aété, justement, de publier sans tarder ma tribune « La femme de chambre et le financier » dans Le Monde. Tout en refusant les injures qui nous étaient adressées en tant que « peuple », elle a contribué directement à la réactionféministe qui s’est développée au même moment un peu partout en France, et qui a démontré que nous sommes parfaitement capables de balayer devant notre porte et de faire apercevoir les enjeux sociaux sous-jacents à ce quin’est pas un simple « fait divers » , quand le débat français des élites avait commencé de façon si choquante. J’ai à cette occasion rappelé encore une fois qu’on doit féliciter la justice américaine d’avoir accordé à une femme dechambre ce que je nomme une « présomption de véracité » et d’avoir agi en 4 heures, ce qui n’aurait sans doute pas été possible en France! Ainsi, je montrais qu’on peut à la fois être fière d’être française et critique des insuffisancesde notre société, sceptique sur le politiquement correct qui confond séduction et complaisance au viol, et attentive aux leçons américaines en matière de droit des victimes d’agression sexuelle. Trop compliqué ? Si c’était le cas,ce serait inquiétant pour la suite, car la double scène, avec les différences entre Paris et NY est depuis le début et sera demain une des données majeures de l’affaire DSK et il faudra apprendre à penser dans les tensions quiparcourent cet espace transatlantique, sans se réfugier d’un côté ou de l’autre.

En tout cas, je n’ai attendu personne, pour ma part, pour envoyer un mot de soutien à l’avocat français de Nafissatou Diallo quand j’ai appris (chose simplement inimaginable à NY, nous devons en avoir conscience), qu’il recevaitune masse de mails d’injures et de menaces… Je lui confirmais ce que j’ai déjà écrit dans mes tribunes, mon sentiment que nous avons à apprendre de la justice américaine, en matière d’agressions sexuelles. Est-ce faire preuved’une sorte de nationalisme féministe suspect … Il ne me semble pas!

Enfin dernier épisode : voilà qu’on glose maintenant à qui mieux mieux (E. Fassin dans Le Monde, Judith Bernard dans un blog signalé par votre site etc.) sur « les asymétries de la séduction » dont j’ai proposé la formule pour direqu’on peut combattre toutes les formes d’agression sexuelle sans tomber dans les travers du puritanisme américain. Permettez-moi de dire que je trouve tout simplement ahurissant que l’on me prête gratuitement l’idée que cesasymétries seraient des asymétries… entre hommes et femmes! Je distinguais, pour qui sait lire, bien plus simplement deux notions : le consentement (qui a quelque chose d’un accord fondamentalement symétrique) et la séduction(qui a quelque chose d’un jeu fondamentalement asymétrique). Il n’y a strictement rien d’hétérosexuel là dedans… Le plus comique est que ceux qui me connaissent savent que la source immédiate de mon inspiration, lorsque j’aipeaufiné cette petite formule, est un livre que j’aime beaucoup « L’étreinte fugitive » de Daniel Mendelsohn. Un livre surl’érotique gay, qui décline avec plus de clarté qu’aucun autre ces jeux asymétriques et ces successions dedéséquilibres fort peu « politiquement corrects » entre qui séduit, qui est séduit, qui séduit à son tour etc.

Car pour moi il va de soi, et je l’ai écrit en long et en large dans mon livreLa distinction de sexe, que les relations de sexe opposé et les relations de même sexe sont deux formes élémentaires (il y en a d’autres) de la distinction desexe commune à tous. Je pense profondément qu’elles évoluent aujourd’hui ensemble, sous la pression des mêmes grandes évolutions des valeurs et des représentations des relations sexuées en démocratie, et que lesproblèmes du viol, du consentement et de la séduction ne sont réservés à aucune forme d’orientation sexuelle. La question posée est donc celle -et c’est ce que j’écris- d’une approche qui soit à la foisintransigeante en matière de consentement, et capable de ne pas réduire la séduction à une simple manipulation du faible par le fort, ou de la femme par l’homme, ce que faisait justement Scott dans son premier papier du NYT,celui qui a déclenché toute cette polémique. Je dois dire que je me réjouis vivement que E. Fassin reprenne a son compte, dans son dernier article du Monde, la notion de séduction, puisque c’est cette notion qui était justement lacible de Scott (ce qu’il se garde bien de dire). Mais sans doute cela l’aurait-il-passablement ennuyé de reconnaître tout simplement qu’il était d’accord avec moi sur ce point : féminisme et séduction n’ont rien d’incompatible, etj’ajouterais : ni à Paris, ni à New-York, ni ailleurs dans le monde… Quant à l’affaire DSK n’est pas du tout un problème de flirt, de badinage ou de galanterie : c’est un crime qui est allégué.

Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 17 juin 2011, dans Libération, Claude Habib (Paris-III), Mona Ozouf (CNRS), Philippe Raynaud (Paris-II) et Irène Théry (EHESS): «Féminisme à la française: la parole est à la défense».

L’enquête, donc, est finie, la justice américaine peut partir en vacances, le feuilleton Strauss-Kahn est clos. Joan Scott, professeur au prestigieux Institute for Advanced Studies à Princeton, vient de nommer le crime et d’identifier les coupables. Le crime? La complaisance que montrent les Françaises à la séduction, donc aux manifestations les plus inqualifiables de la brutalité masculine. Les coupables? Trois intellectuelles suspectes d’entente avec le sexe ennemi, qui a du reste délégué un représentant parmi les accusés.

Dénoncer est aisé. Encore faut-il argumenter, et c’est là que tout se gâte. Commençons par le cas le plus éclatant, celui d’Irène Théry. Dans la petite troupe des coupables, elle est la seule qui ait choisi de s’engager dans le débat public suscité par l’affaire DSK. Dans une tribune intitulée «La Femme de chambre et le financier» (le Monde du 23mai), elle a distingué ceux qui, pour défendre Strauss-Kahn, n’ont pas hésité à «proférer des insanités d’un autre âge» et ceux qu’elle nomme les «défenseurs sincères de la présomption d’innocence». A ces derniers cependant elle reproche d’en rester à une conception du droit pénal incapable d’intégrer la spécificité des infractions sexuelles, et revendique pour les personnes qui se plaignent d’avoir été victimes d’un viol «une présomption de véracité». En louant la police new-yorkaise d’avoir écouté «une simple femme de chambre» et d’avoir été assez efficace pour, en quatre heures, «saisir au collet le puissant financier», elle interroge la culture politique française: sommes-nous prêts, chez nous, à accorder la même attention à la victime présumée?

N’est-ce pas assez clair? Voici pourtant – on se frotte les yeux – Irène Théry accusée de sollicitude envers les puissants et de «mépris à peine voilé» pour les femmes de chambre pauvres et immigrées. En falsifiant une réalité aussi aisément vérifiable, l’universitaire de Princeton a-t-elle mesuré le risque pris pour sa propre réputation? Ou croit-elle la France un pays si petit, si exotique que ses habitants n’auront pas le front de rétablir contre les romans qu’on leur prête la simple vérité?

Dans cette confuse querelle, Philippe Raynaud joue un rôle moins important que ses amies. Non négligeable pour autant: il a introduit l’idée farfelue que la monarchie absolue aurait contribué à l’émergence d’«une forme particulière d’égalité», exprimant ainsi un «point de vue», qui «avance [sic] que la sujétion des femmes au désir des hommes est la source de leur influence et de leur pouvoir». Il témoignerait donc, selon Joan Scott, de la permanence en France d’une sensibilité aristocratique, complaisante envers le despotisme, et qui – à l’opposé de la vertueuse république américaine – ne peut penser le rôle des femmes que sous des figures suspectes, favorites ou courtisanes. En réalité, dans l’article cité, il s’attachait à montrer, à la suite de Hume, que la «monarchie civilisée» s’était accommodée de mécanismes qui, sans détruire l’inégalité – on la croyait alors naturelle -, en avait limité les effets par divers artifices: de la «galanterie» à la conversation, ils ont eu la vertu de réduire la violence et de permettre aux femmes d’exercer un certain pouvoir sans avoir à se soumettre au désir des hommes. Propos apparemment inécoutable pour Joan Scott.

Comme l’est aussi cette citation de Claude Habib, dont Joan Scott se scandalise: «Non seulement la soumission totale est un bien, a-t-elle écrit, mais c’est une condition de l’amour.» Une telle phrase, il est vrai, a de quoi faire tiquer: Claude Habib ferait-elle la promotion d’Histoire d’O? Nullement. Elle se contentait de commenter les propos d’une bergère de l’Astrée, émue par l’obéissance de son berger. C’est de la soumission totale des hommes qu’il était question dans le passage cité. Soit donc Joan Scott ne sait pas lire, ce qui est regrettable pour une universitaire, soit l’idée qu’un homme puisse être soumis est pour elle proprement inimaginable, et on est tenté de la plaindre.

Après le grossier contresens, voici la mauvaise grâce mise à comprendre. De façon assez confuse, le procureur Scott reproche à la fois à Mona Ozouf de ne pas «opposer» les différences à l’égalité, de «subordonner» celles-là à celle-ci – et d’être hostile à l’égalité. Qui donc expliquera à Joan Scott que les différences s’opposent à la similitude, mais non à l’égalité, qui est tout autre chose? Qui lui rendra clair le sens du verbe subordonner? Il dit assez que les différences hétéroclites et concrètes, sexe, couleur, santé, savoir, beauté, fortune, partout semées entre les êtres par la nature et l’histoire, doivent céder devant le principe abstrait et universel de l’égalité des citoyens. Par quel mystère la révérence montrée à cette égalité primordiale et souveraine par Mona Ozouf et Claude Habib les transforme-t-elle en adversaires de l’égalité, enclines de surcroît à épingler chez toute combattante de l’égalité des droits la déviation contre-nature du lesbianisme? Dans quel texte des deux auteurs Joan Scott a-t-elle pêché cette assimilation grotesque? Ne cherchez pas, il n’y en a pas. Une citation authentique de Mona Ozouf, cependant, a été présentée au prétoire. Mais nul besoin d’avoir fait d’études supérieures pour comprendre qu’elle concerne les «différences répandues sur le territoire français»: locales et régionales par conséquent, et sans rapport avec la sexualité. Dans les lunettes idéologiques du procureur, il s’agit pourtant d’un texte sur la «place déterminante de la séduction dans l’idéologie française», propre à éclairer… l’indulgence criminelle montrée à Dominique Strauss-Kahn.

Propos délibérément falsifiés, ou pathétiquement incompris? Joan Scott a construit contre nous, ou contre le féminisme à la française, un étrange procès. Impossible de dire qu’il déforme notre pensée: il conduit le plus souvent, lorsque du moins ce qu’elle dit a un sens, à nous prêter le contraire de ce que nous pensons. Cela ne veut pas dire pour autant que nos opinions soient toujours identiques ni que nous nous contentions d’exprimer le consensus de l’opinion française, fût-elle éclairée. Si nous avons sur divers sujets, qui vont de la diversité culturelleà l’évolution de la famille, des divergences qui ne sont nullement secrètes, aucun(e) d’entre nous n’a jamais ni refusé que l’on protège les femmes contre la violence, ni mis en cause l’égalité juridique et politique conquise par les femmes, ni instruit le procès du «féminisme» et du «lesbianisme» au nom de l’«ordre naturel des choses»; mais il est vrai aussi que nous refusons de considérer que la revendication de l’égalité épuise la question des relations entre les hommes et les femmes, et que (horresco referens) nous n’hésitons pas à jouer de l’héritage culturel pour mieux comprendre cette inépuisable question.

De là, sans doute, notre attachement à la littérature française, qui nous a légué des nuances infinies: amour tendre, galant, libertin, romantique… Si l’on peut vivre à la fois, comme l’a écrit Irène Théry dans une formule qui scandalise Joan Scott, «le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés», c’est grâce à ces modèles si variés de comportement. A eux tous, ils forment une précieuse ressource pour l’agrément, l’ornement et la compréhension de nos vies, c’est-à-dire pour le plaisir, la beauté, l’examen de soi. Rien d’étonnant si les femmes en tirent des ressources pour penser leurs conduites: cette grande culture donne de la marge et du jeu. Qu’on se prenne pour Astrée, pour Héloïse ou pour Merteuil, ce n’est pas la même chose. Dans cette malheureuse affaire si mal présentée par le procureur Scott, nous ne proposons donc aucun plea bargaining: nous plaidons résolument non coupables.

Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

►Le 9 juin 2011, dans Libération, Joan Scott ou le « Féminisme à la française ».

Dans les débats qu’a ouverts l’affaire DSK, celles et ceux qui ont pris le parti de ce dernier ont insisté (une fois de plus) sur le fait que les Américains confondaient les charmes de la séduction et la violence du viol. Bernard-Henri Lévy, par exemple, a dit de Dominique Strauss-Kahn qu’il était «un séducteur, un charmeur», pas un «violeur». Parmi les spéculations sur le déroulement exact des faits eux-mêmes, le doute a été jeté sur la véracité du témoignage de la femme qui s’est déclarée être la victime : l’a-t-on payée pour qu’elle porte plainte ? A-t-elle mal interprété – il s’agit après tout d’une musulmane – les signaux qui montraient la nature du manège ? Ou, après y avoir consenti, a-t-elle changé d’avis ? Certains commentaires émis par la défense suggèrent que Dominique Strauss-Kahn plaidera le caractère consensuel de la relation sexuelle : pour des raisons que nous ignorons, cette femme aurait changé d’avis et ensuite menti sur ce qui s’était réellement produit. Dans cet ordre d’idées, Irène Théry s’est inquiétée de ce que la parole de la victime compterait davantage que la présomption d’innocence de l’accusé. «Mais sommes-nous prêts, dans la culture politique française, à considérer la présomption de la véracité comme un véritable droit ?»

Le souci que manifeste Irène Théry pour le respect des droits de l’accusé va au-delà de sa sollicitude pour un personnage politique puissant, au-delà aussi de sa méfiance à peine voilée concernant les motifs d’une femme immigrée, de couleur, issue de la classe ouvrière. Elle a également voulu défendre l’idée que la séduction tient une place particulière dans la culture française ; pour elle, il s’agit d’un aspect unique et singulier de l’identité nationale française, une des caractéristiques de sa propre version du «féminisme à la française».

«Il (ce féminisme) est fait d’une certaine façon de vivre et pas seulement de penser, qui refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés.»

Ce n’est pas là un féminisme dans lequel toutes les féministes françaises se reconnaîtront. (Les fondatrices du Mouvement pour la parité, les militantes du groupe «la Barbe», les femmes politiques qui ont rendu compte de leurs démêlés dans Libération du 31mai, et bien d’autres). On pourrait trouver que l’idée de l’égalité des droits infirme la notion de «plaisirs asymétriques de la séduction», on pourrait encore déceler une contradiction entre le consentement et «la surprise des baisers volés». Beaucoup, même, verront dans la définition qu’en donne Irène Théry une caractérisation fausse du féminisme, quelle que soit la forme de celui-ci, puisque celles et ceux qui ont formulé ce que j’appelle «la théorie française de la séduction» ont clairement posé que le «consentement amoureux» et le jeu de la séduction se fondent, en soi, sur l’inégalité des femmes et des hommes.

Depuis le bicentenaire de la Révolution française en 1989, on a beaucoup écrit sur «l’art de la séduction» des Français. Avec des origines remontant aux pratiques aristocratiques de l’époque de la monarchie absolue et de Louis XIV, l’idée de ce que Philippe Raynaud appelle «une forme particulière d’égalité» (le Débat, numéro57, p.182) s’est transmise de génération en génération pour devenir une composante importante du caractère national. Ce point de vue, que développent (entre autres) les écrits de Mona Ozouf (les Mots des femmes : essai sur la singularité française) et ceux de Claude Habib (le Consentement amoureux et Galanterie française) avance que la sujétiondes femmes au désir des hommes est la source de leur influence et de leur pouvoir. Claude Habib cite le livre d’Honoré d’Urfé, l’Astrée, pour écrire en approuvant son propos : «Non seulement la soumission totale est un bien, mais c’est presque une condition de l’amour féminin.». Elle ajoute que la quête de l’égalité des droits individuels pour les femmes a conduit à la «brutalisation des mœurs».

Mona Ozouf estime, et s’en félicite, qu’en France (contrairement aux Etats-Unis) «les différences sont… dans un rapport de subordination – et non d’opposition – à l’égalité.» Elle note également (citant Montesquieu) que les mœurs ont bien plus d’importance que les lois. Ceci, écrit-elle, a permis aux femmes de comprendre, à travers les âges, «l’inanité de l’égalité juridique et politique» qu’il faut comparer à l’influence et au plaisir qu’elles tirent du jeu de la séduction. Pour les deux intellectuelles, un féminisme qui réclame l’égalité des droits s’apparente au lesbianisme, une déviation par rapport à l’ordre naturel des choses.

Il s’agit là d’une idéologie qu’on pourrait qualifier de républicanisme aristocratique dont les implications dépassent largement les relations entre les sexes. Elle suggère que les différences doivent être comprises de façon hiérarchique (le féminin par rapport au masculin), que les efforts visant à instaurer l’égalité juridique sont non seulement stériles (puisque les différences – comme la différence des sexes – font partie de «l’ordre naturel des choses» mais qu’ils sont également la cause de perturbations. Le «consentement amoureux» implique la soumission à son supérieur dans l’intérêt de l’harmonie nationale. La vision politique que porte, selon Mona Ozouf, le langage de la séduction est celle-ci : «La menace que faisaient peser les réelles différences répandues sur le territoire français n’a été si aisément vaincue que parce que l’enracinement affectif se soumettait à la certitude d’une essence commune à tous les Français… Tous pouvaient du même coup cultiver des différences locales, en sentir le charme, le prix, en avoir la coquetterie ou même l’orgueil, mais sans esprit de dissidence : différences sans anxiété et sans agressivité, contenues dans l’unité abstraite, et d’avance consentant à lui être subordonnée.»

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le cas de Dominique Strauss-Kahn ait autant troublé les partisans d’une idéologie dans laquelle la séduction tient une place aussi déterminante. Car il ne s’agit pas seulement de la sexualité ou de la vie privée, ni même de ce qui compte en matière de consentement ; il ne s’agit pas seulement du droit des hommes et de la soumission des femmes. Ce qui se joue dans cette affaire est la question de savoir comment la différence et l’égalité sont appréhendées dans le contexte de l’identité nationale française.

Traduit de l’américain par Claude Servan-Schreiber

Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 28 et 29 mai, dans le Monde, réaction d’Irène Théry à la tribune de Joan Scott.

Parmi les choses que j’ai mal vécues au début de l’affaire DSK, il y eut le fait de découvrir sur le site du New York Times un forum jetant le soupçon sur les femmes françaises. On y invitait des spécialistes à interroger l’attitude de notre société envers les inconduites sexuelles (sexual misconducts) des hommes de pouvoir (powerful men) sous le titre : « Les femmes françaises sont-elles plus tolérantes ? » Comme on pouvait le craindre, toute une gamme de stéréotypes antifrançais se déploie à cette occasion. Certes, certains proposent une critique de ces préjugés mais, entre la licence donnée au cliché et la porte ouverte à son refus, la partie n’est pas égale. Dans le contexte de l’arrestation spectaculaire de DSK, elle était même jouée d’avance. Le choix du mot misconduct, qui a simultanément en anglais un sens ordinaire et un sens juridique, déroulait le tapis rouge à tous les amalgames. Certes, au New York Times, on ne s’abaissera jamais à se demander si les femmes françaises n’auraient pas pour les agressions sexuelles et les viols, une certaine « tolérance ». Mais, sous l’égide de la catégorie des misconducts, chacun peut se sentir autorisé à disserter à partir d’un présupposé implicite : les glissements de sens et de corps qui mènent du badinage à la drague, de la drague aux incartades et des incartades aux infractions sexuelles, au risque de balayer, au final, toute la gamme allant du harcèlement au viol. En trois temps, l’intitulé du forum envoie valser toute prudence.

Tout d’abord, on pose qu’une certaine tolérance aux inconduites sexuelles des hommes de pouvoir pourrait bien être un trait spécifique de la société française. Le cas DSK devient une sorte de paradigme des virtualités dangereuses inscrites dans l’identité historique de tout un peuple, sur laquelle on invite à s’interroger.

Ensuite, au moment où un Français célèbre est inculpé, on propose de tourner le regard… vers les Françaises. Comme si ce transfert, du particulier au général et d’un sexe à l’autre, n’avait pas besoin de la moindre justification. Et comme s’il n’avait rien à voir avec le fait que parmi toutes les Françaises, il en est une qu’au même moment certains se délectent à dépeindre comme singulièrement « tolérante ». Derrière DSK, cherchez Anne Sinclair.

Pour clore le tout, on ouvre les colonnes d’un grand journal à un procès jusqu’alors resté limité à un secteur du monde académique : celui des notions de « singularité française » et de féminisme « à la française », procès que poursuivent, depuis deux décennies, certains courants des études de genre (gender studies). Il vise le féminisme universaliste qui fut longtemps dominant en France, et reste un adversaire pour le différentialisme anglo-saxon.

La nouveauté est que l’on puisse se saisir de l’affaire DSK pour tenter de disqualifier moralement une certaine approche de la question des sexes en sciences sociales, son refus du schéma dominants-dominées, son souci d’inscrire les statuts respectifs des hommes et des femmes dans la complexité du tissu social, son ambition aussi d’inscrire les relations sexuées au sein d’une vaste histoire des processus démocratiques, sans confondre enjeux de moeurs et enjeux de droit. Par-delà Anne Sinclair, apercevez Mona Ozouf.

Il s’est trouvé une ou deux contributrices à ce forum pour juger que le moment était venu de s’en prendre nommément à l’épouse de DSK, ce qui prouve que la presse de caniveau n’est pas le seul endroit où on patauge dans l’indignité. Quant au règlement de comptes incroyable auquel se livre l’historienne Joan Scott envers l’auteur des Mots des femmes et de Composition française, son titre dit bien son sens : « Feminism ? A Foreign Importation ».

A l’occasion de l’affaire DSK, on ose prêter à Mona Ozouf, l’une des plus grandes intellectuelles françaises, l’idée que le féminisme serait une « importation étrangère ». Et on ose insinuer ainsi que sous les atours subtils de la grande lectrice de Tocqueville, d’Henry James et d’Edith Wharton se cache un antiaméricanisme primaire doublé d’un antiféminisme foncier. Un pas est franchi. L’attaque est si inattendue qu’on reste interloqué. Où veut-on en venir ? Jusqu’à ce qu’on comprenne. Le féminisme à la française ne serait pas seulement la justification indirecte de la licence d’opprimer donnée aux mâles dominants par des femmes aussi aliénées que galantes. Il serait encore bien pire : l’émanation d’une sorte de francité marquée au coin par le refus de l’étranger et, je cite, « des musulmans ».

Mona Ozouf et bien d’autres (ces positions sont dites « majoritaires » dans le féminisme français depuis le bicentenaire de la Révolution en 1989) auraient « justifié leurs arguments sur l’incapacité des musulmans à assimiler la culture française en clamant que les musulmans ne comprennent pas qu’un jeu érotique ouvert est partie intégrante de l’identité française ». Et de conclure : « Quelle ironie, alors, que la victime de l’assaut sexuel présumé de Strauss-Kahn soit une musulmane. » Il est un certain degré dans l’ignominie qui s’enfonce tout seul dans le dérisoire. Comme aurait dit l’homme plein de verve qui parfois accompagnait Simone de Beauvoir, il faut plus d’une hirondelle pour faire le printemps, et plus d’une Joan Scott pour déshonorer un féminisme. Je n’en aurais pas même parlé si je n’avais pas éprouvé un tel sentiment d’accablement en découvrant ce forum dans un grand journal que j’admire.

Au nom d’un débat qui se voulait sérieux, on finit par jeter en exutoire aux appétits de la foule cultivée – qui n’a pas moins soif de boucs émissaires que la foule déchainée – les femmes françaises en général, le féminisme à la française en particulier, et jusqu’au nom de femmes remarquables érigées pour la circonstance en symboles racistes de la « tolérance » à la française pour les abus sexuels des puissants de ce monde.

Mais pouvait-on alors répondre aux clichés antifrançais par des clichés antiaméricains ? Certes pas, car il y avait urgence à balayer devant notre porte. Au moment même où la démocratie d’opinion américaine était secouée de tentations de tous ordres, de ce côté-ci de l’Atlantique notre débat public tanguait dangereusement.

Ce fut le fameux « troussage de domestique », cette insanité qui restera comme le symbole d’une façon de se serrer les coudes entre mâles au nom d’une innocence virile d’un autre âge. Ce fut, aussi, l’indifférence d’une partie des défenseurs sincères de la présomption d’innocence à la situation de la plaignante, à qui ils n’accordèrent pas un mot. S’ils avaient mille fois raison de s’émouvoir qu’un homme à terre fût offert avant tout procès à la dégradation publique, son nom et son image exposés comme au pilori, il était vraiment problématique pour notre idée commune de la justice qu’ils aient écarté d’un revers de main tout souci des droits élémentaires de celle qui se disait sa victime sexuelle.

C’est dans ce contexte agité, anxiogène et confus que j’ai écrit la tribune « La femme de chambre et le financier » parue, le 23 mai, sur Lemonde.fr et qui m’a valu plus de réponses en quelques jours qu’aucun des textes que j’ai écrits dans ma vie. Je voulais d’abord mettre de l’ordre dans mes pensées et mes colères, ne pas me laisser déborder par mes partis pris, mon histoire personnelle et familiale ou mes engagements citoyens, et résister au grand déballage de ragots et de détails scabreux qui nous entraînaient vers l’indécence généralisée. Comment, dans ces circonstances, ne pas céder à cette passion empoisonnée qu’est la jouissance du repoussoir ?

Je me suis lancée dans le débat public avec l’idée de contribuer à relever le défi d’un féminisme « à la française » en m’appuyant sur quelques-unes des valeurs qui lui donnent son style. Pas de justice sans justesse. Jamais de politique de la rancoeur. Ne pas oublier, quand on veut passionnément changer la société, qu’il y a aussi des legs du passé. Par exemple en ces temps où tout un chacun « se lâche » sans complexes, cette façon qu’ont eue certaines femmes, aristocrates ou domestiques, lettrées ou illettrées, d’affronter bravement l’adversité en mettant tout leur soin à cette tâche désuète, « se tenir ».

Mon sentiment est que, par-delà mes convictions, le féminisme à la française est toujours vivant. Il est fait d’une certaine façon de vivre et pas seulement de penser, qui refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu des du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés. En moins d’une semaine, avec humour et sans se mettre à ressembler aux caricatures qu’on se plaît à faire d’elles, les femmes françaises ont réussi à multiplier initiatives individuelles et mobilisations collectives, redresser la barre du débat français et revendiquer la « présomption de véracité » à laquelle a droit Nafissatou Diallo comme aussi importante que la présomption d’innocence qui doit bénéficier à DSK.

Elles ont redonné sa chance à la diversité de la pensée féministe et des centaines de milliers d’hommes s’y retrouvent très bien. Au milieu de la tempête de boue qui nous agite depuis deux semaines, un petit moment de grâce démocratique a réussi à se faufiler, par-delà les sexes et les cultures. Un moment fragile. Dès le 6 juin, quand débutera le choc sans merci, parole contre parole, d’un homme et d’une femme pris quoi qu’ils en aient dans les personnages que nous projetons sur eux, et que se feront face non pas seulement deux individus mais deux grands symboles des inégalités extrêmes de notre temps, il est à craindre que tout bascule à nouveau.

Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 23 mai 2011, Irène Théry dans Le Monde : «La femme de chambre et le financier».

Ce matin du dimanche 15 mai, la surprise, l’incrédulité et la consternation nous ont littéralement saisis. Face à une forme inédite d’adversité politique et morale, on a senti partout le besoin de se hausser à la dimension de l’événement comme pour conjurer, dans l’union sacrée d’un silence suspendu, l’image salie de notre pays. Passé ce moment d’étrange stupeur, le débat a repris ses droits pour explorer ce qu’on nomme désormais « l’affaire DSK ». Dans le maelstrom des commentaires, comment s’y retrouver? Si l’on se souvient que l’enjeu de tout cela n’est pas de jeter aux chiens la vie privée ou la personnalité d’un homme à terre, mais une inculpation sexuelle précise dans le cadre d’une procédure criminelle définie, on aperçoit qu’un clivage nouveau est apparu dans le débat français. Evident d’une certaine façon, tant on s’accuse mutuellement aujourd’hui de n’avoir de considération que pour un maître de la finance mondiale ou de compassion que pour une pauvre femme de chambre immigrée, il n’est pourtant pas si simple à comprendre. D’un côté, il y a ceux qui soulignent avant tout la valeur fondamentale de la présomption d’innocence à laquelle a droit l’auteur allégué des faits. Ils ont semblé, dans les premiers jours, si majoritaires parmi les ténors qui font l’opinion en France et si indifférents au sort de la victime présumée qu’on n’a pas manqué de les traiter de défenseurs patentés de l’ordre patriarcal. Il est vrai que des réflexes machistes assez cognés ont fleuri ici et là pour défendre à leur manière l’innocence virile: « il n’y a pas mort d’homme », « un troussage de domestique »… Mais on aura peine à nous faire croire que ces insanités d’un autre âge soient le révélateur providentiel d’un complot masculin caché sous la défense intransigeante des droits des justiciables. Ce n’est pas la défense des mâles dominants qui est préoccupante chez ceux qui croient trouver dans la présomption d’innocence la boussole unique guidant leurs réactions; c’est plutôt un certain aveuglement mental aux défis nouveaux surgis du lien social contemporain.

Car de l’autre côté, il y a ceux – au départ plus souvent des femmes, féministes et engagées – qui s’efforcent de porter au plus haut des valeurs démocratiques une forme nouvelle de respect de la personne, qui n’a pas encore vraiment de nom dans le vocabulaire juridique, et qu’on pourrait appeler son droit à la présomption de véracité. C’est la présomption selon laquelle la personne qui se déclare victime d’un viol ou d’une atteinte sexuelle est supposée ne pas mentir jusqu’à preuve du contraire. Le propre des agressions sexuelles, on le sait, est qu’à la différence des blessures ou des meurtres, leur réalité « objective » ne s’impose pas d’elle-même aux yeux des tiers. Ont-elles seulement existé? Avant même qu’un procès n’aborde les terribles problèmes de la preuve et de la crédibilité des parties en présence, la question spécifique que posent ces affaires judiciaires s’enracine très exactement là: ce qui est en jeu au départ n’est jamais seulement la présomption d’innocence du mis en cause, mais la possibilité même qu’une infraction sexuelle alléguée prenne assez de réalité aux yeux de tiers qualifiés pour ouvrir la procédure. Cette possibilité passe en tout premier lieu par la possibilité donnée à une victime présumée d’être vraiment écoutée. On accueille de mieux en mieux, dans nos commissariats, les victimes sexuelles qui déposent plainte. Mais sommes-nous prêts, dans la culture politique française, à considérer la présomption de véracité comme un véritable droit ? Rien n’est moins sûr.

C’est pour cette raison que nombre de nos concitoyens ont eu le sentiment pénible qu’en France, on n’avait pas accordé à Madame Diallo un respect égal à celui qui fut témoigné à son agresseur présumé, Dominique Strauss-Kahn. Cette situation choquante n’est pas d’abord un problème de morale personnelle, mais de justice et d’institutions communes. On l’entrevoit bien: présomption d’innocence et présomption de véracité sont aussi cruciales l’une que l’autre pour bâtir une justice des crimes et délits sexuels marchant sur ses deux pieds. Mais pour le moment, nous ne les distinguons pas clairement et savons encore moins comment les faire tenir ensemble. Tout se passe alors comme si on ne pouvait choisir l’une que contre l’autre. En se targuant de respecter les grands principes pour DSK au moment où il était cloué au pilori, les partisans sincères de la présomption d’innocence n’ont pas vu qu’ils bafouaient au même instant la présomption de véracité à laquelle avait droit la jeune femme qui l’accuse de l’avoir violentée.

C’est pourquoi il est vain de croire que nous échapperons aux questions de plus en plus fortes que nous posera dans l’avenir la lutte sans merci du coupable allégué et de la victime présumée du Sofitel de New-York, en faisant le procès de la procédure accusatoire américaine. Au moment le plus dramatique de l’affaire d’Outreau on avait, face aux mêmes dilemmes, fait le procès symétrique: celui de la procédure inquisitoire à la française. L’aurait-on déjà oublié? Pour construire un jour une façon de tenir ensemble les deux présomptions opposées, le premier pas est d’accepter de penser la spécificité des questions sexuelles, et d’élargir le champ de nos réflexions pour reconnaître les responsabilités collectives nouvelles que nous confère, à nous citoyens des démocraties occidentales, les mutations profondes qui ont lieu aujourd’hui.

La France donne souvent aux autres pays le sentiment d’être politiquement « en retard » sur les questions de sexe, de genre, de sexualité. Sans aborder ici cette vaste question, soulignons simplement que le procès de New-York ne doit pas nous enfermer dans une frilosité défensive au prétexte des clichés anti-français qui pleuvent sur nous depuis quelques jours. Au contraire, il devrait être l’occasion de nous emparer collectivement des grande questions sociales, historiques et anthropologiques qui sont l’horizon de sens commun à tous les procès pour crimes ou délits sexuels, en France comme ailleurs. En général, nous n’avons d’yeux que pour les ressorts psychologiques des transgressions sexuelles comme si nous ne voulions pas voir qu’elles ont lieu dans le contexte de mutations profondes des valeurs et des normes censées faire référence pour tous. Or, sous l’égide de l’égalité croissante des sexes, nous vivons aujourd’hui des bouleversements sans précédent du permis et de l’interdit sexuels. Les procès pour viol, qui se multiplient partout aujourd’hui, sont à la fois l’expression de ces mutations démocratiques et le symptôme de leur caractère inassumé.

Considérer le viol comme un crime, prendre au sérieux les atteintes sexuelles, participe directement du refus contemporain de l’ordre sexuel matrimonial traditionnel, construit sur la condamnation de la sexualité hors mariage, la diabolisation de l’homosexualité, la double morale sexuelle et la division des femmes en deux catégories : épouses honorables et filles perdues, mères de famille légitimes et filles-mères parias, maîtresses de maison respectées et domestiques qu’on « trousse ». Comme l’a montré Georges Vigarello dans son Histoire du viol, celle-ci se déploie toujours à la croisée de l’appartenance sociale des individus et des statuts respectifs des hommes, des femmes et des enfants dans une société. Notre attachement à punir ce crime est la trace en creux de la valeur centrale que nous accordons non plus au mariage mais au consentement dans le grand partage entre le permis et l’interdit sexuels.

Mais les procès pour viol d’aujourd’hui sont aussi symptomatiques des ambiguïtés du changement, tant ils donnent à voir le vide sidéral que nous avons laissé se développer en lieu et place d’une civilité sexuelle renouvelée, capable d’irriguer la vie ordinaire de nos sociétés et d’inscrire la sexualité au sein d’un monde humain certes pluraliste, mais qui demeurerait un monde commun. C’est la rançon de l’idéologie individualiste et mercantile, qui transforme ce monde en une collection insignifiante d’individus autarciques bons à consommer. Le consentement, cœur de la nouvelle normalité sexuelle, est ainsi à la fois la solution et le problème. Consentir, oui, mais à quoi? Pourquoi? Et quand le refus de tout consentement s’est exprimé loin des regards, comment passer à sa dimension publique, sociale, juridique? Concentrant toutes ces questions, nous interrogeant directement sur la solidité de nos valeurs communes, le procès de New-York incarne à sa manière le changement démocratique. Mais il peut devenir aussi un de ces moments périlleux où, pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet, la démocratie se retourne »contre elle-même » .

Pour prendre la mesure du ressort proprement sociologique de ce risque, il faut revenir à la sidération initiale qui fut la nôtre, et qu’une semaine de débat a déjà recouverte. L’image première qui nous a saisis ne s’arrêtait pas au seul DSK. C’était le choc de deux figures, deux symboles, deux incarnations si extrêmes des inégalités du monde contemporain, que la réalité semblait dépasser la fiction. Elle, une femme de chambre immigrée d’origine guinéenne, pauvre, vivant dans un logement social du Bronx, veuve, mère de famille monoparentale. Lui: un des représentants les plus connus du monde très fermé de la haute finance internationale, une figure de la politique française, de l’intelligentsia de gauche, une incarnation aussi, de la réussite sociale, de l’entre-soi des riches et de la jouissance facile. La femme de chambre et le financier, ou le choc de celui qui avait tout et de celle qui n’était rien.

Dans ce face à face presque mythique, les individus singuliers disparaissent, absorbés par tout ce qu’incarnent les personnages. C’est pourquoi il y a quelque chose d’épique dans ce qui s’est passé. En prenant en considération la parole d’une simple femme de chambre et en lui accordant la présomption de véracité, la police new-yorkaise n’a pas seulement démontré qu’elle pouvait en quatre heures renverser l’ordre du pouvoir et saisir au collet le puissant financier. Elle a aussi mis en scène une sorte de condensé inouï des incertitudes, des injustices et des espoirs de notre temps, et engagé un processus où vont venir s’engouffrer toutes les passions qui meuvent les sociétés démocratiques. Au risque de transformer tragiquement deux individus, inégaux à l’extrême, en boucs émissaires de nos désirs frustrés, de nos peurs ancestrales, de nos haines inassouvies.

Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 20 mai 2011, dans le New York Times, Joan Scott reproche aux femmes françaises d’être plus tolérantes que les Américaines face aux « inconduites » (misconducts) sexuelles: «Feminism, a foreign Import?»
http://www.nytimes.com/roomfordebate/2011/05/18/are-french-women-more-tolerant/feminism-a-foreign-import

French political culture has long tolerated behavior like Strauss-Kahn’s, explaining it as a trait of national character — part of what the historian Mona Ozouf referred to as « the art of seduction. »

At least since the bicentennial of the French Revolution in 1989, many books and articles have been published arguing that the alternative to equality between the sexes (and indeed, to equality in society more generally) was an acceptance of the eroticized play of difference. Women, the subordinate sex, were said to acquire power as objects of masculine desire. Their role in the « passionate economy » was to civilize male brutality. The proponents of this view were often women — among them Ozouf and Claude Habib — who denounced feminism as a foreign import.

Furthermore, these proponents justified their arguments about the inability of Muslims to assimilate to the French culture by claiming thatMuslims did not understand that open erotic play was integral to Frenchness. How ironic, then, that the victim of Strauss-Kahn’s alleged sexual assault was a Muslim.

Of course, there are feminists who have long disagreed with this view of the national character, but they are in the minority. In light of the Strauss-Kahn scandal, they are being listened to.

The French media are finding it hard to dismiss this as a case of American puritanism. Strauss-Kahn’s alleged action, though more violent than the usual game of seduction, nonetheless reveals seduction not to be an « art, » but an entitlement that some powerful men assume comes with their status and their sex.