13 février – Télérama.fr
Aux JO, la “théorie” du genre n’atteint pas Candeloro
La « théorie » du genre fait des émules jusqu’au CIO, le Comité international olympique. Que Jean-François Copé n’a-t-il appelé au boycott des Jeux de Sotchi ! « Pour la première fois dans l’Histoire », comme dit Patrick Montel sur France Télévisions, les barbons disciples du baron Pierre de Coubertin ont admis les faibles femmes à concourir dans une épreuve de saut à ski.
A l’unisson de Gérard Holtz, Céline Géraud ou André Garcia, Laurent Luyat célèbre « une grande victoire des femmes » sur le « conservatisme » et le « machisme » des instances sportives. « Laurent, vous devriez venir ici avec nous, l’invite Philippe Candeloro en direct de la patinoire. Parce qu’il y a des jolies filles qui vont patiner, je pense que ça vaut le détour. » Que Jean-François Copé se rassure, si la « théorie » du genre a gangréné les dignitaires du CIO, elle n’a pas contaminé le consultant de la télé publique. Ni son commentateur. « Ekaterina Bobrova, qui est absolument ravissante, annonce Nelson Monfort. Et je laisserai Philippe détailler la plastique d’Ekaterina. »
« Vous avez raison, laissez faire les experts, revendique l’ancien patineur, exerçant son expertise sur la moitié féminine du couple allemand Savchenko-Szolkowy : En 2006 déjà, j’avais fait une allusion à son joli petit postérieur. » « Sa morphologie n’a pas tellement évolué », apprécie Nelson Monfort. « Oui, en huit ans et quatre olympiades, c’est fabuleux d’être toujours à ce niveau-là. » Et à ce niveau de qualité des commentaires techniques : « Ça glisse bien, ça bouge bien, ça sautille bien. » C’est fabuleux.
« Très sexy, Marie-Bérénice, admire Philippe Candeloro lors du passage de la patineuse française. Elle aguiche même les juges, c’est pas mal. » L’autre consultante, la très sérieuse entraîneuse Annick Dumont, perçoit autre chose dans cette silhouette noire sur fond blanc : « Ah, elle est féline, hein ! » « J’adore votre expression, Annick, applaudit Nelson Monfort. C’est exactement cela ! » « Oui, parce que son corps bouge bien, elle a le haut du corps qui bouge bien et elle est féline. » Comme une panthère dans la savane ? L’Afrique aussi a droit à l’or blanc. Elle a déjà sa station de ski, au Lesotho :
Un saisissant tapis blanc posé dans la savane, vu dans L’Argent de la neige, enquête de Laurent Cibien et Pascal Carcanade diffusée mardi sur France 5, sur les traces de bétonneurs qui se déclarent prêts à « fabriquer des glaciers entiers » à base de neige artificielle en cas de réchauffement climatique intempestif. Pour l’instant, Afriski, la première station de ski africaine offre une capacité de 150 lits. Son créateur, un Européen, entend la doubler en investissant dans de nouveaux canons à neige, une nouvelle remontée mécanique. Elle restera bien loin des 380 000 lits de la Tarentaise, qui elle-même en compte plus que la Tunisie et le Maroc réunis.
Le domaine skiable du Lesotho a beau se situer au cœur de l’Afrique australe, on y croise essentiellement des Blancs. Graphiquement, c’est assez décevant. Cette station africaine rappelle un peu Sotchi et le paysage du parcours de ski de fond lors de l’épreuve du combiné nordique. Un autre tapis de neige artificielle déroulé au milieu d’une forêt dépouillée :
Cloîtré dans sa patinoire, Nelson Monfort ne partage pas les récriminations de ses collègues confrontés au climat le plus caribéen, à la poudreuse la plus poisseuse de l’histoire des jeux Olympiques. « On voit que cette nation si fière a formidablement préparé ces JO, salue le journaliste. Regardez ces images ! Le patinage est un sport qui procure des émotions absolument extraordinaires ! Des hurlements qui n’en finissent pas ! » Sauf si je coupe la télé.
Samuel Gontier
12 février 2014 – Le Monde
Tous à poil et qu’on en finisse !
Des livres à l’école. « A poil le bébé, à poil la baby-sitter, à poil les voisins, à poil la mamie, à poil le chien… Quand j’ai vu ça, mon sang n’a fait qu’un tour. Ça vient du centre de documentation pédagogique, ça fait partie de la liste des livres recommandés aux enseignants pour faire la classe aux enfants de primaire. On ne sait pas s’il faut sourire, mais comme c’est nos enfants, on n’a pas envie de sourire. Il y a un moment où il va falloir qu’à Paris on atterrisse sur ce qui est en train de se faire dans ce pays. Le rôle des responsables de l’UMP, c’est de dire ça suffit. » Surfant sur la vague du genre, Jean-François Copé, président de l’UMP, a brandi, dimanche 9 février, lors de l’émission « Le Grand jury » RTL-LCI-Le Figaro, un livre pour enfants intitulé Tous à poil ! (Rouergue, 2011). Ce livre figure depuis quelque temps dans la liste d’une association ardéchoise qui recense 100 livres pour parler de l’égalité entre filles et garçons. Cette liste a été proposée par le centre régional de documentation pédagogique de l’académie de Grenoble et donc suggérée aux enseignants. Mais les Décodeurs du Monde.fr rectifient : ce livre ne figure pas sur celle du portail Eduscol.
Faux débat. Marc Daniau, l’un des auteurs de Tous à poil !, a fait part de sa consternation. « C’est un faux débat autour de la nudité, nous avons essayé de proposer une approche originale et drôle. Nous avons voulu montrer que nous sommes tous différents, qu’il y a des gros, des petits, des maigres, des grands, des Noirs, des Blancs. Il n’y a aucun gros plan sur les corps. Si l’on suit la façon de penser du patron de l’UMP, il ne faudrait plus emmener les enfants au musée. Le plafond de la chapelle Sixtine ne choque personne ! » Et Mara Goyet, professeure d’histoire dans un collège de banlieue, se demande bien ce que Jean-François Copé penserait de ses cours.
Une vieille histoire. L’historien Claude Lelièvre préfère s’en remettre aux textes et rappelle que les stéréotypes sexistes sont restés beaucoup plus présents à l’école que l’on aurait pu le supposer après les injonctions de certains textes ministériels du début des années 1980 : arrêté du 12 juillet 1982 du ministre Alain Savary et quinze ans après, un rapport demandé par Alain Juppé. Dix ans plus tard, c’est toujours le même traitement dans les sept manuels de lecture parmi les plus utilisés au CP. Et que ce soit dans les manuels d’histoire ou de mathématiques de terminale, les représentations inégalitaires et stéréotypées perdurent.
12 février 2014 – librairiecomptines.hautetfort.com
PUISQUE DES POLITIQUES SE MÊLENT DE LITTÉRATURE JEUNESSE, QU’IL SOIT PERMIS À UNE LIBRAIRE DE SE MÊLER DE POLITIQUE !
Que la droite extrême dans toutes ses obédiences, fasse la chasse aux livres qui présentent et défendent une vision du monde différente de la sienne, rien de nouveau sous le soleil. Que des dirigeants de la droite classique lui emboitent le pas voilà qui est bien plus préoccupant. Que la gauche de gouvernement se couche devant l’agitation d’une minorité réactionnaire, voilà qui est affligeant.
Cette alliance de circonstance entre conservateurs et réactionnaires, scellée dans les cortèges des manifestations anti mariage pour tous, c’est à dire anti mariage homosexuel, habillement rebaptisées « manif pour tous », est d’une autre nature que les éructations récurrentes de quelques groupuscules fachisants.
Laissons de côté le calcul politicien périlleux et à courte vue, de ces barrons du conservatisme qui courent derrière les chefs de file de ces mouvements relookés jeunes et branchés, façon Bob Roberts, et intéressons nous plutôt au sens de cet affolement idéologique.
Pourquoi tant de polémiques (et beaucoup d’âneries) autour d’un concept, à l’heure où le genre, qui est utilisé en sciences sociales depuis des décennies, s’invite dans notre quotidien ? C’est que le genre, qui rappelons-le encore et encore n’est en rien une théorie, interroge les rôles des femmes et des hommes dans le monde et se faisant contribue à rendre visible la domination masculine.
Oui nous vivons dans un monde – même en Europe occidentale où les femmes ont les mêmes droits que les hommes – dominé par les hommes. Un monde dans lequel on nous fait croire depuis des siècles que les rôles sociaux seraient déterminés par le sexe. Cette mise en lumière bouleverse les assises des tenants d’un ordre social dans lequel à chaque sexe correspondrait, immuablement, une manière d’être au monde. Or si ce n’est pas le cas, si nous sommes capables de voir la distance entre le sexe et le genre, entre le sexe anatomique et le sexe social, alors nous faisons un grand pas vers l’égalité. Une égalité qui n’a rien à voir avec l’indifférenciation mais s’appuie sur la possibilité de faire des choix. Et c’est contre cette égalité que se dressent les contempteurs du genre. Il y a ceux qui assument souhaiter une société inégalitaire et ceux qui trouvent là l’occasion de défendre leur place forte sans afficher la couleur qui ferait… mauvais genre.
Il suffit de regarder autour de soi pour voir combien les familles et les individus d’aujourd’hui démentent l’existence d’un modèle unique : familles monoparentales, recomposées, de parents de même sexe, femmes qui travaillent, hommes au chômage…
Alors que l’école se préoccupe d’égalité des sexes et que la littérature jeunesse se fasse le reflet de la société qui la produit, voilà qui est heureux.
Et que Monsieur Copé se rassure, la littérature jeunesse est dans sa grande majorité (surtout si on tient compte des chiffres de ventes) largement conservatrice en matière de mœurs comme en tout autre. Dans les livres d’images, nombreuses sont encore les mamans qui cuisinent, avec leur petit tablier à volant, pendant que les papas lisent le journal. Plus nombreux encore sont les petits garçons autorisés à conduire toutes sortes de véhicules, à faire des cabanes, à se prendre pour des pirates et à patauger dans la boue pendant que les petites filles sont incitées à se préoccuper de leur apparence, de leurs copines, des travaux d’intérieur (cuisine et autre do-it-yourself).
Heureusement qu’il existe cependant des livres à l’image de la diversité du monde. Ces livres nous, libraires indépendants spécialisées jeunesse, les lisons, nous les choisissons, nous les défendons, tout comme les auteurs, les illustrateurs, les éditeurs, qui au fil de leurs créations, construisent une véritable littérature. Une littérature qui mériterait d’être considérée pour ses qualités comme mérite d’être respectée l’intelligence des enfants à qui elle est destinée.
Ariane Tapinos
Non à la manipulation des sciences sociales !
Depuis plusieurs semaines se multiplient les propos et les rumeurs les plus invraisemblables sur ce que d’aucuns nomment la « théorie du genre ». Même le ministre de l’éducation nationale se croit obligé de dire qu’elle n’est pas enseignée dans les écoles ! Mais comment le serait-elle puisqu’elle n’existe pas ? Rappelons ici quelques vérités toutes simples qui semblent pourtant avoir déserté le débat public à force de discours mensongers.
La notion de genre remet en question des stéréotypes liés aux différences biologiques, qui ne sont aucunement niées. La question n’est pas de faire comme s’il n’y avait pas de différence physique entre un garçon et une fille (sexe biologique) ; la question est de savoir en revanche comment cette différence biologique sert d’argument pour légitimer des inégalités de tous ordres au détriment essentiellement des femmes.
Les études sur le genre s’appuient sur un corpus de travaux empiriques validés au sein de communautés scientifiques internationales dont la rigueur et l’autonomie intellectuelle sont reconnues ; ils ont notamment montré que cette différence biologique sert dans nos société s, y compris prétendument développées et éclairées, de justification magique à un certain nombre de discriminations : les femmes participent moins à la vie publique ou politique , elles bénéficient d’une moindre reconnaissance professionnelle dans les déroulements des carrières , elles touchent des salaires inférieurs pour le même travail, elles accomplissent la plus grande part des tâches domestiques (cuisine, ménage, courses, soins aux enfants ou aux personnes âgées).
LA TRADITION INTELLECTUELLE DES LUMIÈRES
Leurs choix de métiers sont plus contraints et restreints que ceux des hommes, elles ont des libertés de choix en matière amoureuse ou sexuelle diminuées voire niées… Les études sur le genre ont donc permis de comprendre et de lutter contre les stéréotypes associés aux différences entre les sexes et leurs effets dévastateurs aussi bien pour l’épanouissement des filles que des garçons.
Afficher fièrement comme certains : « Touche pas à mon stéréotype ! » c’est revendiquer un droit à la bêtise, à la paresse intellectuelle et aux conceptions les plus rétrogrades et conservatrices qu’elles autorisent ! Dans la tradition intellectuelle des Lumières, les sciences humaines et sociales – et parmi elles les études sur le genre qui associent des sociologues, des politistes, des historiens, des juristes, des ethnologues… – contribuent par leurs analyses et leurs travaux à démonter les mécanismes des inégalités sociales et contribuent ainsi au progrès social .
Nous ne pouvons donc que condamner les invocations fallacieuses à des fins politiques rétrogrades, sexistes et racistes, de prétendues théories sociologiques qui n’ont jamais eu cours dans nos domaines scientifiques. Car, redisons-le : la théorie du genre n’existe pas.
Malheureusement dans la période de crise et de désespérance sociale que nous connaissons, ce discours manipulatoire trouve un certain écho, même dans les familles qui sont victimes au quotidien de ces inégalités. Il est du devoir des éducateurs, – enseignants et familles – de condamner ces discours aussi mensongers que dangereux.
Collectif d’associations professionnelles d’enseignants et chercheurs en sciences humaines et sociales
Les membres signataires de ce collectif sont Les membres signataires de ce collectif sont
Laurent Colantonio Président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire ; Laurence De Cock Présidente du collectif Aggiornamento histoire- géographie ; Didier Demazière Président de l’Association française de sociologie ; Julien Fretel Président de l’Association des enseignants et chercheurs en science politique; Marjorie Galy Présidente de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales; Françoise Lafaye Présidente de l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie; Margaret Maruani Présidente du Réseau de recherche international et pluridisciplinaire; Nonna Mayer Présidente de l’Association française de science politique; Julien O’Miel Président de l’Association nationale des candidats aux métiers de la science politique; André Orléan Président de l’Association française d’économie politique; Laurent Willemez Président de l’Association des sociologues enseignants du supérieur.
12 février 2014 – Le Monde
« Théorie du genre »: à quoi joue Jean-François Copé?
Jean-François Copé est prêt à tout pour rallier des suffrages en faveur de l’UMP aux élections municipales. Quitte à se fourvoyer dans des mobilisations réactionnaires, en relayant des thèses de l’extrême droite. Par pur cynisme électoral, le président du parti de droite a cru bon d’alimenter les rumeurs autour d’un prétendu enseignement d’une théorie du genre à l’école.
Loin de rassurer des parents, dont il dit « comprendre » les inquiétudes, il est même allé jusqu’à dénoncer le 9 février sur RTL un ouvrage recommandé, selon lui, aux enseignants du primaire et intitulé « Tous à poil ! ». La preuve, selon lui, que le gouvernement est « pétri d’idéologie ». Une accusation pour le moins hasardeuse car si le livre figure depuis 2012 sur une bibliographie indicative réalisée par une association ardéchoise, il n’a jamais été recommandé officiellement par l’éducation nationale et donc aucun enseignant n’est tenu de s’en servir.
Qu’importe pour le héraut de la « droite décomplexée » ! Son seul objectif : mobiliser des électeurs pour le scrutin du 23 mars, en essayant de mettre à tout prix des bâtons dans les roues de la gauche. Mais à quel prix ? En s’invitant sur ce terrain d’une pseudo théorie du genre, le représentant de la droite républicaine reprend à son compte les attaques de l’extrême droite contre les valeurs de l’école de la République.
Car la sortie du numéro 1 de l’UMP sur le livre « Tous à poil » précédait un appel de Béatrice Bourges, mardi, visant à faire retirer des livres suspectés de propager l’indifférenciation sexuelle des rayons jeunesse de certaines bibliothèques municipales. M. Copé a donc indirectement encouragé cette initiative orchestrée par la présidente du Printemps français, qui regroupe des militants d’extrême droite et les opposants les plus radicaux au mariage homosexuel. Ceux-là même qui se sont retrouvés à manifester contre François Hollande le 26 janvier, à l’appel du collectif Jour de colère, en tenant des propos ciblant les juifs ou les homosexuels…
« OUTRANCES »
Jusque-là, l’UMP avait soutenu « les mots d’ordre » et « les inquiétudes » du mouvement de la Manif pour tous, qui regroupe dans sa majorité des familles défendant les valeurs traditionnelles. En allant manifester ou non. Mais avec le souci constant de tirer profit dans les urnes de la protestation contre les projets sociétaux du gouvernement. « Le débouché principal » des revendications des anti-mariage gay est l’UMP, a par exemple assuré Jérôme Lavrilleux, bras droit de M. Copé.
Cette fois, l’initiative du patron de l’UMP change de nature puisqu’il se retrouve à donner du carburant à un mouvement d’extrême droite. « Copé surjoue le virage à droite par tactique, observe un dirigeant de l’UMP. Sa stratégie, c’est de coller à toutes les humeurs et à toutes les outrances du noyau dur des militants de l’UMP et de tous les opposants à François Hollande. » De quoi renforcer son image de chef de meute, prêt à tous les excès, plus que de chef d’Etat… « A trop se déporter sur notre droite, on risque de se transformer en tea party, alors que l’on à vocation à gouverner en 2017 », craint un autre ténor.
« ESCALADE »
Dans un tir groupé, les membres du gouvernement n’ont pas manqué de souligner « l’irresponsabilité » de celui qui se pose comme le leader de l’opposition. « M. Copé se fait le porte-parole de groupes extrémistes » engagés dans une offensive « contre les valeurs de l’école – la raison, l’égalité, la laïcité », a accusé le ministre de l’éducation nationale Vincent Peillon dans un entretien à Libération. « Mais jusqu’où va aller M. Copé dans cette escalade incroyable ? », a demandé la porte-parole du gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, sur RTL, se disant « extrêmement choquée ». « M. Copé ne se comporte pas en républicain », a tranché le ministre du travail Michel Sapin sur France Info.
Pas de quoi émouvoir le camp Copé… Au contraire. « Avec ses réactions outrancières, le gouvernement va au-delà de nos espérances… », se réjouit un proche du numéro 1 de l’UMP, montrant que la volonté de Jean-François Copé était bien de cliver avec la gauche, tout en se plaçant au centre du jeu politique.
Alexandre Lemarié
12 février 2014 – Le Monde
« Théorie du genre » : des militants d’extrême droite menacent des bibliothèques
Le blog des catholiques radicaux, proches de l’extrême droite et du Printemps français, ne cache pas sa satisfaction : celle d’avoir déclenché un communiqué musclé de la ministre de la culture et de la communication. Lundi 10 février, Aurélie Filippetti dénonçait l’action de « groupuscules » contre les ouvrages de littérature jeunesse abordant l’égalité filles-garçons, l’homoparentalité et le changement de sexe. Depuis une semaine, une trentaine de bibliothèques, selon le ministère de la culture , ont été ciblées par des activistes traditionnalistes, demandant le retrait de certains ouvrages dans les rayons jeunesse : dans la ligne de mire, Jean a deux Mamans, Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi, La nouvelle robe de Bill, etc.
Mercredi 12 février, sur RMC, Aurélie Filippetti a dénoncé des « attaques scandaleuses » contre les bibliothèques, qui sont des « espaces de liberté ». La ministre ajoute que Jean-François Copé s’est « totalement ridiculisé » en pointant du doigt l’ouvrage Tous à poil !, utilisé à l’école pour démonter les stéréotypes, dans le dispositif expérimental de « l’ABCD de l’égalité », mis en place par le ministre de l’éducation nationale, Vincent Peillon.
Tout a commencé, le 4 février, par une « alerte » publiée sur le Salon beige. Un membre de ce réseau signale qu’un certain nombre d’ouvrages « recommandés dans l’ABCD de l’égalité » se trouvent dans les rayons des bibliothèques de Versailles. L’index pointé sur Versailles n’est pas neutre. Son maire, François de Mazières, est aussi l’un des trois députés UMP qui a voté en faveur du « mariage pour tous », avec Franck Riester et Michel Piron. Sur sa page d’accueil, le Salon beige cible à nouveau Versailles : un auteur « jeune public » serait intervenu dans une classe de CM1 pour discuter de la construction du genre, et du changement de sexe.
SAINT-GERMAINE-EN-LAYE…
Le lendemain, le 5 février, le Salon beige épingle un certain nombre de villes où sont repérés les « ouvrages idéologiques » : Nantes , Toulon , Saint-Etienne, Le Chesnay, Neuilly-sur-Seine, Castelnaudary, Tours et, au terme d’une malencontreuse faute de frappe, Saint-Germaine-en-Laye (sic). Une ville transgenre était née. Le blog invitait ses membres à vérifier « le contenu » des bibliothèques.
Il est difficile de mesurer l’ampleur du mouvement. Le communiqué d’Aurélie Filippetti déplorait l’attitude des militants, « qui exercent des pressions sur les personnels, les somment de se justifier sur leur politique d’acquisition, fouillent dans les rayonnages »! Mais nous n’avons pu obtenir la confirmation de ces faits.
Sollicitées par Le Monde, les bibliothèques visées par les activistes n’ont pas donné suite. Les fonctionnaires ont un devoir de réserve, et l’approche des élections municipales rend les maires nerveux. La ministre s’est-elle avancée un peu vite, ou alors une consigne de silence a-t-elle été donnée, dans l’espoir que l’incendie ne se propage plus encore ? La directrice de la bibliothèque de Nancy , et présidente de l’Association des directeurs des bibliothèques des grandes villes (ADBGV), Juliette Lenoir, tient à rappeler les grands principes régissant les bibliothèques : « Ils sont inscrits dans une Charte de 1991, ainsi que dans un Manifeste de l’Unesco. Les collections doivent refléter la diversité des opinions, l’évolution de la société, et être exemptes de toute forme de censure », précise-t-elle.
Le maire de Versailles n’a pas souhaité s’exprimer. Dans son entourage, on estime qu’une trentaine de mails au total ont été reçus, « une quinzaine demandant le retrait des livres , et une quinzaine en soutien, appelant à résister à cette offensive ». A Rennes , on assure n’avoir reçu qu’un seul message, reproduisant les éléments de langage du Salon beige. A Castelnaudary, aucune demande de retrait d’ouvrages n’aurait été formulée.
« ON A AUSSI DES PRINCESSES QUI ÉPOUSENT DES PRINCES »
A Metz , où Aurélie Filippetti se trouve en deuxième position sur la liste du maire sortant Dominique Gros (PS), les responsables de la bibliothèque ont mis en place un argumentaire préventif sur Facebook . « On a aussi, dans nos rayons, des princesses qui épousent des princes », grince un bibliothécaire . Philippe Brillaut, maire (CNIP) du Chesnay, dans les Yvelines, est l’un des rares, sinon le seul, à avoir pris la parole sur le sujet, dans un exercice de contorsion délicat à quelques semaines du scrutin municipal. Mobilisé contre le « mariage pour tous », il s’oppose toutefois au retrait des livres, mais a finalement décidé de les déplacer sur des étagères accessibles aux adultes!
Mettre à l’écart des enfants ces ouvrages, c’est ce que demande, justement, Béatrice Bourges, porte-parole du Printemps français. « Ces livres-là n’ont absolument rien à faire dans les bibliothèques. Au minimum, il faudrait les mettre dans des rayons à part. Les enfants doivent être éduqués par leurs parents. On est en train de fabriquer des enfants d’Etat », déclare-t-elle au Monde.
Raphaëlle Bats, de l’Association des Bibliothèques de France , réplique :
« Certes, les parents sont les premiers éducateurs des enfants. Mais les bibliothèques sont là pour former des citoyens ». En 2012, l’ABF a créé une « légothèque », groupe de travail sur les stéréotypes de genre et la lutte contre les discriminations, lequel « épaule et conseille » les bibliothécaires dans les acquisitions d’ouvrages.
Des leader de l’UMP prennent leurs distances avec le Salon beige, tout en critiquant « le militantisme » du gouvernement. « Chaque lecteur a le droit de donner son point de vue sur un ouvrage, mais ce n’est pas à un groupe de définir une politique d’acquisition », résume le député de la Drôme Hervé Mariton.
De même, Philippe Gosselin, député de la Manche, prend ses distances. « Il appartient à chacun d’emprunter les livres de leur choix. Je suis absolument opposé à l’idée de dresser une liste ». Il ajoute : « Il est évident qu’il faut démonter les stéréotypes. Moi-même, à l’école maternelle, je jouais avec l’élastique avec des copines, et non au football . Mais je sens dans le gouvernement une volonté de déconstruire les repères, ou de rééduquer les enfants. Et je comprends que ça heurte les parents. »
Clarisse Fabre
11 février 2014 – Association des Bibliothécaires de France
L’ABF exprime sa position sur les pressions exercées sur les bibliothèques publiques
Ces derniers jours, quelques sites web ont mené des appels au retrait de livres achetés par des bibliothèques municipales, dont la liste est également dressée. Les ouvrages incriminés sont ceux d¹une bibliographie proposée par le syndicat SNUipp-FSU de 79 livres de jeunesse pour l’égalité et concernent essentiellement l’égalité femme-homme et l’homosexualité.
Nous, Association des Bibliothécaires de France, tenons à exprimer notre désaccord profond avec ces prises de positions partisanes et extrêmes. Nous espérons bien au contraire que la liste des bibliothèques ayant procédé à ces acquisitions s¹allongera car c’est le rôle des bibliothèques et des bibliothécaires que de proposer au public des livres pour toutes et tous et sur tous les sujets pour favoriser les débats, lutter contre les prescriptions idéologiques et donner aux enfants comme aux adultes les clés pour comprendre le monde dans lequel ils vivent.
Nous saluons donc les bibliothécaires qui, en achetant livres et autres documents, sont fidèles à la vocation des bibliothèques, telle qu’inscrite dans le Manifeste de l’Unesco, à proposer « des collections reflétant les tendances contemporaines et l’évolution de la société ». Comme l’affirme le code de déontologie de l’Association des Bibliothécaires de France, le bibliothécaire s’engage, en effet, à favoriser la réflexion de chacun et chacune par la constitution de collections répondant à des critères d’objectivité, d’impartialité, de pluralité d¹opinion, à ne pratiquer aucune censure, et à offrir aux usagers l’ensemble des documents nécessaires à sa compréhension autonome des débats publics et de l’actualité.
Nous saluons également les élus et les élues qui ont à coeur, dans leurs projets politiques, de faire de leurs territoires des lieux où chacun et chacune trouve à s’exprimer, à se construire et à se penser comme citoyen dans sa diversité et qui reconnaissent aux bibliothèques leur rôle dans la réussite de cette mission.
Nous saluons enfin le public des bibliothèques, enfants, adolescents ou adultes qui par leurs demandes variées, nous donnent l’opportunité de construire une offre pluraliste de ressources et de services. Par là même, ils accompagnent l’action des bibliothécaires en faveur de l’égalité.
Source : ABF
11 février 2014 – Le Point
Le Printemps français veut retirer des bibliothèques les livres sur « la théorie du genre »
La présidente du mouvement exhorte les parents à appeler les bibliothèques et les mairies pour que ces livres soient retirés des rayonnages.
Le Printemps français, groupe d’opposants au mariage homosexuel, appelle les parents à contacter les bibliothèques pour qu’elles retirent des rayonnages les livres reflétant à ses yeux la « théorie du genre », a déclaré mardi sa présidente. « Les livres qui mettent dans la tête d’une petite fille ou d’un petit garçon qu’ils ne sont pas forcément fille ou garçon en fonction de leur sexe biologique, mais qu’ils décideront quand ils seront plus grands, ces livres-là doivent être mis à part », estime Béatrice Bourges. Elle considère que ces ouvrages « sèment la confusion » dans la tête des petits.
Coups de fil dans les bibliothèques
« On demande aux parents d’appeler les bibliothèques, d’appeler les mairies pour que ces livres soient retirés des rayonnages », explique-t-elle, se félicitant que des appels téléphoniques aient déjà été émis « un peu partout » en France par des « parents citoyens soucieux de l’éducation de leurs enfants ».
La ministre de la Culture Aurélie Filippetti a dénoncé lundi les pressions exercées contre des bibliothèques par « des mouvements extrémistes ». « Près d’une trentaine de bibliothèques publiques ont fait l’objet, ces derniers jours, de pressions croissantes de la part de groupuscules fédérés sur Internet par des mouvements extrémistes qui en appellent désormais à la lutte contre ce qu’ils appellent les bibliothèques idéologiques », a affirmé la ministre dans un communiqué. Selon Mme Filippetti, ces groupes « se rendent dans les bibliothèques de lecture publique, exercent des pressions sur les personnels, les somment de se justifier sur leur politique d’acquisition, fouillent dans les rayonnages avec une obsession particulière pour les sections jeunesse, et exigent le retrait de la consultation de tout ouvrage ne correspondant pas à la morale qu’ils prétendent incarner ».
Une vingtaine de villes visées
« Ça existe peut-être, mais je ne suis pas au courant », a réagi mardi Béatrice Bourges, évoquant simplement des appels téléphoniques. Ces actions ont notamment visé les villes de Versailles, Rennes, Nantes, Dole, Toulon, Lamballe, Saint-Étienne, Troyes, Le Chesnay, Massy, St-Germain-en-Laye, Andernos-les-Bains, Neuilly-sur-Seine, Mérignac, Tours, Strasbourg, Castelnaudary, Quimperlé, Boulogne-Billancourt, Riom, Clermont-Ferrand, Lyon, Viroflay et Cherbourg, selon une source proche du ministère. Le président de l’UMP Jean-François Copé a critiqué dimanche un livre, Tous à poil, qu’il avait présenté
comme recommandé par le Centre national de documentation pédagogique aux enseignants pour les classes primaires. Selon le ministère de l’Éducation, il s’agissait en fait d’un livre recommandé par une association encourageant la lecture chez les jeunes dans la Drôme et l’Ardèche, reprise par l’académie de Grenoble.
Source AFP
11 février 2014 – Le Point
Genre à l’école : les garçons sont en péril !
Un garçon sur trois ne maîtrise pas la lecture en 6e. En cause, une pédagogie qui ne tient pas compte des difficultés propres au sexe dit « fort ».
Interview.
Jean-Louis Auduc a fait partie de la mission laïcité du Haut Comité à l’intégration, opportunément dissous par Jean-Marc Ayrault pour ouvrir la voie à… Eh bien justement, on ne sait pas trop à quoi, ou on ne le sait que trop. Historien de formation, universitaire, Jean-Louis Auduc s’intéresse depuis toujours, dans le débat-serpent de mer sur l’égalité des sexes à l’école, à la laïcité (ici même il y a quelques mois) et au sort fait aux garçons, laissés pour compte de l’Éducation, comme en témoigne le dernier rapport Pisa : est-ce un hasard si presque personne n’a soulevé ce point délicat ? Il est tellement plus pratique, dans le débat actuel sur le(s) genre(s), de penser que le genre autrefois dominant l’est encore ? Il a bien voulu répondre sur ce sujet à quelques questions naïves. Qu’il en soit ici remercié.
Jean-Paul Brighelli : On parle beaucoup d’égalité filles-garçons à l’école et de lutte contre les stéréotypes sexués. Mais qu’en est-il vraiment des résultats scolaires ? L’échec scolaire respecte-t-il la parité ?
Jean-Louis Auduc : Tous les appels à lutter contre l’échec scolaire sont sympathiques, mais en globalisant sans distinguer qui sont « les 150 000 élèves sortant sans diplôme' »ou « les 20 % d’élèves ne maîtrisant pas les fondamentaux de la lecture », ils passent à côté d’une véritable analyse de la réalité de l’échec scolaire en France. Le rapport Pisa 2012 indique que « la progression en France en compréhension de l’écrit est principalement due à l’amélioration des résultats des filles ». Ainsi, entre 2000 et 2012, la proportion d’élèves très performants a augmenté de 6 % chez les filles (contre seulement 2 % chez les garçons), alors que dans le même temps, la proportion d’élèves en difficulté a augmenté de 6 % chez les garçons (contre seulement 2 % chez les filles). Cette indication montre une situation catastrophique dans le domaine de la lecture pour les garçons. Elle signifie qu’en France, plus d’un garçon sur quatre n’atteint pas, en 2012, le niveau de compétence en compréhension de l’écrit, considéré comme un minimum à atteindre pour réussir son parcours personnel, alors que cela ne concerne qu’une fille sur dix !
Pire, selon le rapport, « en France, l’écart de performance en compréhension de l’écrit entre les sexes s’est creusé entre les cycles Pisa 2000 et Pisa 2012, passant de 29 à 44 points de différence en faveur des filles ». Il est clair que la France paie ici son refus d’analyser l’échec scolaire précoce des garçons dans le domaine de la lecture et de l’écriture. On continue à parler de 15 à 20 % environ « d’élèves » ne maîtrisant pas les fondamentaux de la lecture au sortir de l’école primaire en oubliant de dire que le plus souvent cela concerne près de 30 % des garçons ! Toutes les statistiques montrent que les filles durant leur scolarité lisent plus vite et mieux que les garçons, redoublent beaucoup moins qu’eux à tous les niveaux du système éducatif, échouent moins dans l’obtention de qualifications, ont plus de mentions à tous les examens et diplômes, du second degré comme du supérieur. Au total pour l’accès d’une classe d’âge au niveau « bac », on a 64 % des garçons et 76 % des filles ; pour la réussite au baccalauréat, 57 % des garçons, 71 % des filles ; pour l’obtention d’un diplôme du supérieur (bac + 2 et plus), 37 % des garçons, 50,2 % des filles ; pour l’obtention d’une licence, 21 % des garçons, 32 % des filles. La différence filles-garçons concernant le décrochage scolaire s’est accentuée ces dernières années. Il était de 5 points dans les années 1990 et il passe à 9 points en 2010.
Comment expliquez-vous cette situation ?
Pendant trente ans, on a vécu avec l’idée que la mixité réglait en soi les questions d’égalité. Il faut en revenir à l’épreuve des faits. Il ne suffit pas de mettre des garçons et des filles ensemble pour que règne l’harmonie et l’égalité entre filles et garçons, pour que les stéréotypes disparaissent et que se construise un « vivre ensemble ». La gestion de la mixité est un impensé de nos réflexions éducatives. Avons-nous suffisamment conscience de ce qui se joue pour les garçons, quelles que soient leurs origines, dans les premières années de leur vie à l’école ? Avons-nous réfléchi aux difficultés d’adaptation de plus en plus nombreuses des garçons par rapport aux filles dans l’espace scolaire ?
Vous qui avez beaucoup étudié l’échec scolaire des garçons, pourriez-vous préciser les moments où se creusent les différences entre garçons et filles ?
Cet échec scolaire précoce des garçons ne doit pas être pris comme une fatalité. Leurs difficultés ne sont pas dues à des causes naturelles, mais avant tout culturelles et elles se manifestent dès le démarrage de la scolarité. Ce n’est pas d’allergie à la lecture qu’il faut parler, mais de difficultés d’entrer pour le jeune garçon dans le « métier d’élève », dans la tâche scolaire et ses composantes : l’observance de l’énoncé, l’accomplissement de la tâche, la réflexion sur ce qui vient d’être accompli, la correction éventuelle, enfin la finition… On sait combien la non-maîtrise de ces cinq composantes est pénalisante pour certains garçons qui vont se contenter d’accomplir mécaniquement sans réfléchir, refuser les corrections, et « bâcler » souvent leur travail scolaire.
Pourquoi un tel refus ? À la maison, la fille est souvent sommée de participer aux tâches ménagères quand son frère en est généralement dispensé. Et s’il est l’aîné, il peut carrément régner en maître sur la fratrie. Du coup, pour elles, l’école apparaît comme un lieu de valorisation. Alors que pour les garçons, elle est un lieu de contraintes. Elles vont donc rapidement comprendre ce qu’est un ordre précisant la tâche à accomplir, à exécuter cette tâche, à attendre la validation de ce qu’elle a réalisé, à corriger ce qu’elle a mal exécuté et a terminer le travail demandé. Les filles apprennent en fait souvent les cinq composantes d’une tâche avant d’entrer à l’école. Elles n’ont donc aucune surprise à les retrouver dans la classe, ce qui n’est pas le cas des garçons qui ne les découvrent qu’en entrant dans l’école, donc avec un retard significatif.
Cela devrait incliner à mettre en oeuvre des stratégies adaptées, des pédagogies différenciées à l’apprentissage de la lecture pour les uns et pour les autres. Ainsi, le refus par les garçons des composantes « réflexion » et « correction » du travail scolaire fait que les méthodes de lecture « semi- globales » les mettent beaucoup plus en difficulté que les filles puisqu’elles sont basées sur un a priori de la présence de la réflexion dans la mise en oeuvre de la tâche scolaire par tous.
À quels autres moments de la scolarité voyez-vous l’accentuation des écarts garçons-filles ?
L’absence de « rites de passage » pèse plus sur les garçons que sur les filles et ce, à divers moments. L’élève, notamment le garçon, était le « patron » de la cour et des divers espaces de l’école primaire qu’il maîtrisait bien. Il se retrouve au collège dans un espace dont il ne possède pas toutes les clés, et apparaît comme le « petit » de l’établissement, ce qui peut générer une certaine angoisse. Dans la construction de sa personnalité, le garçon vit moins dans son corps la sortie de l’enfance que les filles qui lorsqu’elles sont réglées savent qu’elles peuvent potentiellement être mères. Il a donc toujours eu besoin de rites d’initiation, de transmission et d’intégration. Ceux-ci ont été longtemps religieux (confirmation, communion solennelle) et civiques pour le passage à l’âge adulte (les « trois jours », le service national). Aujourd’hui, il n’existe quasiment plus de rites d’initiation et de transmission, ce qui, la nature ayant horreur du vide, laisse le champ libre à des processus d’intégration réalisés dans le cadre de « bandes », de divers groupes, voire des sectes ou des intégrismes religieux. Une enquête sur les sanctions au collège menée par Sylvie Ayral, La Fabrique des garçons (1) a montré que plus de 80 % des violences en collège étaient le fait de garçons, ce qui l’a amené à penser « que pour les garçons la sanction est un véritable rite de passage qui permet, à l’heure de la construction de l’identité sexuée, d’affirmer avec force sa virilité, d’afficher les stéréotypes de la masculinité, de montrer que l’on ose défier l’autorité ». Si l’on veut éviter que le groupe, la bande, la communauté ne soit le seul élément initiatique repérable, il faut donc impérativement rétablir des rituels collectifs de passage. Sinon la violence machiste continuera à augmenter dans les collèges…
La crise d’identité générée par ce changement de perspective peut être d’autant plus grave qu’elle se situe au tout début de l’entrée dans l’adolescence. Or nous vivons aujourd’hui une société marquée par la confusion des âges, qui demande de devenir mature de plus en plus tôt pour rester jeune de plus en plus tard. La société semble avoir des difficultés à accepter qu’on puisse grandir et devenir adulte. Cette difficulté heurte beaucoup plus la construction de l’identité masculine que celle de l’identité féminine où la rupture enfant/adulte est marquée par des transformations corporelles. Le rétablissement de rites sociaux collectifs est donc un véritable enjeu.
L’absence de « modèles » masculins n’est-elle pas aussi en cause ?
En effet. Dans l’école française, le moment décisif concernant l’orientation des élèves se situe entre la classe de quatrième et la classe de troisième. Il touche donc les jeunes à l’âge de 14/15 ans. Or ce moment est marqué par l’absence dans l’environnement de référent masculin. Notre société doit s’interroger sur le fait qu’aujourd’hui, entre 2 et 18 ans, les jeunes ne rencontrent pour travailler avec eux que des femmes : professeurs (80,3 % de femmes dans le premier degré ; 57,2 % de femmes dans le second degré, BTS et classes prépas inclus), chefs d’établissement, assistantes sociales, conseillères d’orientation, infirmières, avocats, juges, médecins généralistes, pharmaciens, dentistes, vétérinaires, architectes, employées de préfecture ou de mairie…Tous ces métiers sont de manière écrasante féminisés. Les filles ont donc durant leur cursus scolaire et leur adolescence, présentes devant elles, des semblables, femmes référentes auxquelles elles peuvent sans peine s’identifier, ce qui, pour une bonne part, expliquent également qu’elles souhaitent, leurs études réussies, rejoindre ces métiers qu’elles jugent valorisants. À noter que parfois cette identification peut freiner leurs ambitions. Outre l’échec scolaire, le décrochage scolaire qu’elle peut produire, l’absence d’identification contribue au développement de comportements violents et empêche le développement d’un vivre ensemble harmonieux.
Pourquoi cette question reste-t-elle taboue en France ?
Plus personne n’ose nier l’importance en France de l’échec scolaire masculin précoce. Mais en termes de formation des enseignants, de mise en avant de pédagogies différenciées pour combattre cette situation, rien n’est fait. Mieux, on gomme totalement cette dimension dans les ABCD de l’égalité dont il est tant question aujourd’hui. Certains se rassurent en évoquant le fait que cela ne touche que les garçons des catégories défavorisées. S’il est vrai que l’écart filles-garçons est plus important pour les catégories défavorisées, notamment celles issues de l’immigration où 28 % des garçons finissent leur cursus scolaire sans diplôme contre seulement 9 % des filles, l’écart filles-garçons touche toutes les catégories. À l’heure de l’indifférenciation, il n’est pas de bon ton d’évoquer la nécessité de gérer intelligemment la mixité, en s’interrogeant sur les méthodes à choisir, pour faire réussir dans leurs apprentissages les garçons comme les filles.
Faut-il alors abandonner la mixité ?
Non. Toutes les études montrent qu’en Europe comme en Amérique du Nord, ce n’est pas la solution. La réponse est d’ordre pédagogique et éducatif. Mais refuser des classes en permanence non mixtes ne veut pas dire ériger la mixité en dogme absolu, qui n’est d’ailleurs pas respecté dans nombre de structures pour élèves en difficulté (2). Nous connaissons en France une non-mixité a posteriori qui ne pose de problèmes à personne, alors qu’elle est le reflet d’un malaise profond. Elle se traduit par une présence massive des garçons dans les dispositifs d’aide aux « élèves en difficulté ». Il ne s’agit pas de prôner des classes non mixtes, mais de mieux penser la gestion pédagogique de la mixité dans le cadre de classes mixtes. Aujourd’hui, une pédagogie indifférenciée pénalise massivement les garçons et particulièrement ceux des milieux défavorisés où les familles ne peuvent compenser les manques de l’école.
La mise en oeuvre de pédagogies différenciées filles-garçons à certains moments doit permettre de mieux s’adapter aux besoins des élèves, de combattre les stéréotypes et d’entrer enfin dans une dynamique d’égalité à tous les niveaux de la société, notamment par un meilleur partage des tâches au domicile, et de sortir du paradoxe français : une école dominée par les femmes et un monde du travail dominé par les hommes et leurs codes, avec des femmes écartelées entre leur désir de maternité et de réussite sociale. Il est fondamental de réfléchir aux contenus de ce que pourrait être une telle pédagogie, adaptée à chacun et permettant la réussite de tous dans une classe mixte.
(1) Sylvie AYRAL « La fabrique des garçons ». PUF 2011
- (2) Rappelons aussi qu’à Saint-Denis (93), face à la mairie, le collège/lycée de la Légion d’Honneur, établissement public géré par l’État n’accueille que des filles, majoritairement de bonne famille, alors que les enseignants agissent dans les collèges et les lycées d’à côté, pour faire vivre la mixité filles-garçons avec des élèves issus de populations défavorisées à qui l’on explique que c’est une des valeurs de la République…. Quelle cohérence ! Quel symbole des ruptures entre le dire et le faire !
Jean-Paul Brighelli
11 février 2014 – Le Figaro
Genre et Sexe: la langue française coupable de discrimination ?
ALAIN BENTOLILA* – Le linguiste explique pourquoi nos ministres se trompent quand ils contraignent la langue Française au nom de la lutte contre les discriminations.
Rien ni personne ne peut donner une explication crédible qui expliquerait pourquoi les mots, qu’ils soient oraux ou qu’ils soient écrits voient leurs sens respectifs portés par telle combinaison de sons, ou par telle suite de lettres plutôt que par une autre. Rien ne prédispose la suite de sons [g a t o] à évoquer le sens du mot «gâteau»; de même qu’en espagnol, rien n’appelle les mêmes sons (ou à peu près) à porter le sens de «chat». Il nous faut donc accepter l’arbitraire du signe linguistique et faire à la question: «pourquoi écrit-on cela comme porter le sens de «chat». Il nous faut donc accepter l’arbitraire du signe linguistique et faire à la question: «pourquoi écrit-on cela comme
ça?» la seule réponse juste: «parce qu’il en est ainsi!» et non pas «parce qu’il devait en être ainsi!».
Nous avons certes quelques remèdes toujours provisoires au vertige de l’arbitraire du signe. Ainsi, si je me demande: «pourquoi dit-on «reconstruction»?», je peux expliquer: «parce que «construire» «construction» «reconstruction». Mais en vérité, je ne fais que repousser l’échéance ; car à la question «pourquoi «construire»?, je répondrai certes parce que ce mot vient du latin: «con – struere» (sur le modèle «dé – truire») mais je provoquerai aussitôt la question pourquoi «struere» qui me renverra peut-être à un étymon indo-européen qui marquera sûrement la fin de ma quête impossible.
Il fallait que le signe linguistique fût arbitraire et toutes les langues du monde, à mesure qu’elles se développaient, ont respecté ce principe car c’est la condition de l’indépendance de la forme d’un mot par rapport à la représentation qu’il suggère. La représentation d’un mot fluctue en effet d’un individu à l’autre ; nous n’avons pas tous la même représentation des mots «fontaine», «secrétaire», «ministre» ou«démocratie» ; mais pour autant il ne nous vient jamais à l’idée de changer la façon de dire ou d’écrire chacun de ces mots en fonction de l’image singulière que nous concevons. Si au contraire la forme d’un mot avait quelque chose à voir avec sa référence, chacun serait tenté de la modifier pour l’adapter au mieux à l’image qu’il s’en fait et nous aurions de plus en plus de mal à nous comprendre. La fonction de communication exige que la langue soit stable, c’est-à-dire évolue lentement et par consensus général et non au rythme des fantaisies individuelles ; l’arbitraire du signe linguistique est un des facteurs qui contribue à cette stabilité. Tel est le statut du genre, catégorie de marques totalement arbitraires qui n’ont que fort peu à voir avec le sexe.
J’assistais récemment à une réunion que présidaient deux ministres de sexe féminin ; quelques linguistes étaient conviés afin d’apporter leurs lumières précieuses voire leurs cautions à une réflexion de circonstance sur les stéréotypes discriminatoires portés par la langue française. Après quelques remarques faites sans la moindre trace d’humour, sur l’insupportable règle d’accord qui impose que «dans l’accord de l’adjectif avec deux noms l’un masculin, l’autre féminin, c’est le masculin qui l’emporte» l’une des deux ministres engagea, sur un ton très décidé, à la limite de l’agressivité, un sévère réquisitoire contre le fait que l’on puisse encore aujourd’hui appeler une femme «Madame le ministre»1. Elle voyait là un manque de respect pour les femmes en général et pour elle en particulier. Emporté par quelque élan facétieux, sans doute dû à la médiocrité générale des débats, je glissai insidieusement à l’un des directeurs de cabinet: «Elle veut donc se donner un genre». Le jeu sur le mot «genre» me semblait personnellement assez réussi, mais fit se fâcher tout rouge mon interlocuteur qui me plaça in petto dans les rangs des affreux machistes-conservateurs-réactionnaires. Et pourtant, cette innocente plaisanterie n’était pas dénuée de sens linguistique. Le français, comme vous le savez, possède deux genres, l’un est dit masculin, l’autre est dit féminin. Il s’agit bien de genres et non pas de marques de sexe. Cela signifie tout simplement que les noms sont en français distribués en deux ensembles, l’un qui exige par exemple l’article «la» ou «une» ; l’autre qui impose «le» ou «un».
Le sens des noms ne permet pas, dans la plupart des cas, de prédire à quel ensemble ils appartiennent. Ainsi qui pourrait dire pourquoi «clé», «serrure» et «porte» sont de genre féminin alors que «porche», «verrou» et «arbre» sont de genre masculin: il est clair que leur distribution est totalement arbitraire. Il est cependant vrai que les noms qui réfèrent à des êtres de sexe femelle appartiennent au genre féminin (une vache), tandis qu’inversement ceux qui renvoient à un être de sexe mâle sont de genre masculin (un cheval). On peut donc dire que nous avons en français, deux genres entre lesquels les noms se répartissent de façon largement arbitraire quel que soit leur sens. On devra néanmoins ajouter que le genre a «prêté» son système de distribution aux mots évoquant des êtres dont le sexe méritait d’être distingué, et ce parce qu’il était plus économique d’utiliser «la» ou «le» devant le même mot plutôt que de créer un nouveau mot(cheval/jument). Il n’en reste pas moins vrai que, dans l’immense majorité des cas, le fait qu’un nom appartienne au genre féminin ou masculin n’a absolument rien à voir avec une référence au sexe. Il s’agit simplement d’une règle d’accord que le français a cru bon de mettre en place, contrairement d’ailleurs à une bonne partie des langues du monde. Pensez par exemple aux difficultés des anglophones pour savoir s’il convient de dire «le ou la fourchette», «la ou le bière»…
J’ai bien conscience du caractère inadmissible de la discrimination sexuelle. Il est absolument insupportable qu’elle sévisse encore aujourd’hui dans la vie politique, professionnelle ou familiale. Mais choisir le terrain linguistique pour mener cette bataille nécessaire en confondant règle arbitraire et symbole social me paraît quelque peu ridicule et, pour tout dire totalement inefficace. «Madame le ministre» n’a, à mon sens, rien de choquant ; l’article «la» ou «une» n’ajoutent rien de pertinent, d’autant qu’ils disparaîtront dès l’instant qu’on annoncera: «Madame X, ministre de…». Si l’on tenait véritablement – mais en a-t-on vraiment besoin? – à marquer la féminité de la «faisant fonction», alors il faudrait créer: «ministresse», ou «ministrice», ce qui, vous en conviendrez, n’est pas du meilleur effet.
* Alain Bentolila est est professeur de linguistique à l’université de Paris Descartes. Il est docteur honoris causa de l’université catholique de Paris. Il est l’auteur, notamment, de La langue française pour les nuls, (First, 2013) et Langue et science (Plon, 2014).
10 février 2014 – Le Point
Théorie du genre : le boycott fait un flop
Les parents étaient de nouveau appelés à ne pas envoyer leurs enfants à l’école, lundi. Ils paraissent, cette fois, avoir largement ignoré le mot d’ordre.
« Tous mobilisés pour sauver nos enfants d’une théorie du genre mensongère et traumatisante ! » « Vaincre ou mourir ! » Les slogans mi-anxiogènes, mi-belliqueux ont-ils fait leur temps ? En lançant une seconde journée nationale de « retrait de l’école » deux semaines tout juste après la première, Farida Belghoul espérait, sans doute, battre un fer encore chaud. Or, si en fin de journée le ministère de l’Éducation nationale ne disposait pas encore de chiffres précis, la JRE de lundi semble avoir été peu suivie.
À l’école Alfred Binet de Meaux, qui a connu le 27 janvier jusqu’à 40 % d’absentéisme, rien à signaler. « Les seuls absents sont les enfants malades », assure la directrice adjointe de l’école. Pas de « théorie du genre » dans les mots d’excuse, pas plus que de « réunion solennelle de famille » – le motif conseillé, dans leur SMS aux parents, par les organisateurs du mouvement. « Il y a quinze jours, le directeur a écrit un mot aux parents qui avaient choisi de participer pour les rassurer, leur expliquer le principe des ABCD de l’égalité et leur proposer d’en discuter individuellement avec lui », précise-t-elle.
Ce travail d’apaisement, largement mené par les enseignants du primaire et le ministère de l’Éducation nationale, pourrait avoir porté ses fruits ce lundi. « Nous n’avons eu aucun écho, il semble que cela n’a pas eu autant d’impact », confirme Paul Raoult, président de la FCPE, la principale fédération de parents d’élèves. « C’est logique, poursuit-il. La première fois il y a eu un effet de surprise, certains parents ont pu se laisser berner. Ceux qui retirent aujourd’hui leurs enfants sont, je crois, de vrais membres du mouvement. » Paul Raoult dit cependant remarquer une inquiétude persistante chez certaines familles, qui ne souhaitent pas être associées aux extrémismes et refusent le boycott, mais s’interrogent néanmoins sur les contenus des enseignements. « On ne peut pas ne pas prendre cela en compte, estime-t-il. Il faut un vrai dialogue, individuel. »
Des enfants troublés
De fait, la mobilisation du 27 janvier avait été éparse mais impressionnante : une centaine d’écoles sur 48 000, jusqu’à 50 % d’élèves concernés. « Il y a eu cinq absents dans ma classe la première fois, une dizaine chez d’autres collègues », témoigne un instituteur d’une école de Seine-Saint-Denis. « Un seul, Marwan, avait le lendemain un justificatif clair. Il m’a dit, un peu gêné, que sa mère avait essayé de lui expliquer de quoi il retournait mais qu’il n’avait rien compris. »
Le hasard est taquin. La leçon de ce jour-là, prévue de longue date, est bien consacrée au genre… mais il s’agit de grammaire et du genre du nom. « Les élèves ont au tableau une série d’étiquettes et doivent trouver un principe de classement, explique l’enseignant. Comme je suis un peu taquin, et que l’égalité des sexes m’importe, je veille toujours à ce que les représentations véhiculées par les exercices proposés soient équilibrées. Du coup, la liste est la suivante : boxeuse, coiffeur, caissier, directrice, ouvrière, mécanicienne, serveur, acteur. Et puis mon regard se porte sur Marwan. Il est angoissé comme jamais, son cahier est complètement raturé, et, nerveusement, il a classé tous les métiers de fille ensemble, en changeant pour faire bonne mesure le boxeuse en boxeur… Il a fallu le calmer, lui expliquer que ce n’était que de l’orthographe. » Le 10 février, cependant, Marwan était en classe – comme tous les autres.
Marion Cocquet