Joan W. Scott, 22 juin 2011, (dossier controverse)

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Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 22 juin 2011, dans Libération, Joan W. Scott réagit

http://www.liberation.fr/societe/01012344781-la-reponse-de-joan-scott

Je suis accusée par Claude Habib et ses collègues d’être sourde, sotte et aveugle, incapable de comprendre la prose élégante qu’ils commettent pour assurer la défense de ce qu’ils appellent le «féminisme à la française». Le dessin qui accompagne leur texte souligne la nature de leur propos: une femme lit un livre qu’elle tient à l’envers tout en écrivant « bullshit » avec ses pieds (pour ceux qui l’ignoreraient, bullshit se traduit en Français par « conneries » ou, plus gracieusement, par «foutaises»). Un bon exemple de l’insulte usurpant la place habituellement réservée aux affrontements intellectuels sérieux. Or la critique que je fais de leur travail repose non pas sur une lecture erronée ou une déformation de leurs écrits, mais sur un désaccord philosophique profond. D’abord, et c’est le plus important, j’avance que les signataires de ce billet ne peuvent prétendre s’exprimer au nom d’un féminisme français unifié. Il est faux, au plan historique, de prétendre que le féminisme a une identité nationale. Il n’y a pas de féminisme à la française. En France, comme ailleurs, le féminisme a toujours été pluriel et traversé par de vigoureux débats. Ensuite, nous sommes en désaccord pour ce qui est du sexe et du pouvoir. Ils affirment que les relations entre les sexesrelèvent du domaine des moeurs, qu’elles se situent hors du champ politique. Pour ma part, j’affirme au contraire que la famille, le couple – marié ou non – sont des institutions au sein desquelles s’exercent des relations de pouvoir. Si les rapports entre les sexes se caractérisent selon Raynaud par «une forme particulière d’égalité», elles n’en restent pas moins des structures hiérarchiques. En incorporant à la pratique de la séduction les emportements du désir, ou en suggérant (comme le fait Raynaud) que «la galanterie… compense l’inégalité des sexes par la politesse, par le respect et par la générosité», ces auteurs tentent de rendre opaques, en les voilant de rose, les problèmes créés par un rapport de forces inégales. Ces problèmes ont été au coeur des batailles menées par des générations de féministes qui, refusant de voir les femmes réduites à leur corps, ont demandé à bénéficier non pas d’un traitement séparé, mais d’un traitement égal. Elles voulaient que les femmes et les hommes soient traités à égalité, sur tous les plans. C’est en cela qu’elles étaient, selon les critères républicains, des universalistes. Le différentialisme défendu par Habib et ses collègues est aux racines de l’inégalité contre laquelle des féministes françaises luttent depuis si longtemps. Si la séduction représente la clé théorique des relations entre les sexes, alors l’inégalité dans tous les domaines de la vie politique et sociale – non pas seulement au lit ou dans la famille – en est le résultat inévitable.

►22 juin 2011, sur le site de Libération, Didier Eribon, Professeur à l’université d’Amiens, «Féminisme à la française ou néoconservatisme?».

http://www.liberation.fr/societe/01012344782-feminisme-a-la-francaise-ou-neoconservatisme

Il nous faut remercier Joan Scott pour son retentissant article, paru dans Libération le 9 juin. L’écho qu’il a rencontré et la fureur qu’il a déclenchée chez ceux et celles qu’il visait suffisent à montrer que la célèbre historienne américaine a soulevé un problème aussi sensible qu’important. Car elle ne se contente pas de rappeler à nos mémoires quelques discours isolés, dont le caractère incongru provoque le fou rire ou, plutôt, dans le contexte actuel, le dégoût. Elle nous invite à reconstituer la cohérence d’une entreprise idéologique qui a marqué de son emprise toute une séquence de la vie intellectuelle française et qu’on peut sans exagération décrire comme une révolution conservatrice, un spectaculaire déplacement vers la droite de la pensée politique au cours des années1980 et1990. Croyant répliquer à sa démonstration, le quatuor qui a signé la «réponse» («la Parole est à la défense», Libération, 17 juin) est tombé dans le piège qu’elle tendait puisqu’ils sont venus confirmer avec ardeur et candeur ce qu’elle mettait implicitement en évidence: ces piliers des revues Commentaire, Esprit, le Débat ou de l’ex-fondation Saint-Simon y mêlent leurs noms, affichant ainsi des solidarités et des complicités qui, certes, traversent leurs écrits, mais qu’on n’aperçoit clairement que lorsqu’on se donne la peine de les lire (tâche ingrate s’il en est). Ce qui apparaît ici au grand jour, c’est que des gens qui se présentaient comme étant toujours de gauche ont fabriqué avec des gens qui se présentaient comme étant depuis toujours de droite un discours foncièrement réactionnaire, dont l’objectif aura été d’éradiquer tout ce qui ressortissait de l’héritage de la critique sociale et culturelle des années 1960 et 1970.

L’une des cibles, parmi d’autres, de ces auteur(e)s était le mouvement féministe. Sous couvert de défendre une «singularité française » contre le «féminisme américain», c’est le féminisme en général, et notamment le féminisme français, qui constituait l’objet de leur vindicte. La preuve en est que les livres de Claude Habib sont presque intégralement consacrés à dénoncer les méfaits des féministes françaises des années 1970 et, avant elles, de Simone de Beauvoir, qui auraient ruiné les jeux enchantés de la séduction entre les sexes. Dans Galanterie française, ouvrage dédié «à Mona Ozouf, la semeuse» (celle-ci s’empressa d’ailleurs de semer un compte rendu laudateur dans le Nouvel observateur), elle enchaîne les énoncés qui ressassent ad nauseam cette même idée: «La crise des valeurs de la féminité est allée en s’accentuant depuis la parution du Deuxième sexe. S’affirmer, c’est s’opposer: les voies de la liberté sont les mêmes pour tous. A partir de là, les femmes non belliqueuses ont l’air de menteuses ou de cruches.» Ou encore: «Quand tant de femmes cessent d’être douces, bien des hommes se détournent et cela se conçoit: qui voudrait couver des oursins?» Le précédent livre d’Habib vaut également le détour: elle y prescrivait à «la femme» d’accepter d’être «don de soi», car la soumission féminine à l’homme dans le cadre du mariage et du «consentement amoureux » vaut mieux que la guerre des sexes déclarée par les féministes. Elle s’en prenait au mouvement homosexuel, qui s’acharne à perturber cette belle entente, au sein de laquelle, comme pour la danse à deux, l’homme dirige et la femme suit. Elle y revient dans Galanterie française : «Je savais que l’amour entre homme et femme pouvait former des trésors de délicatesse et d’esprit. Les lesbiennes me faisaient l’effet d’éléphants aveugles. Elles étaient dans le magasin. Elles ne voyaient pas la porcelaine.» Rendant compte dans un style exalté des écrits d’Habib, dans la revue Esprit, Irène Théry interrompt un moment ses péroraisons sur les mystères insondables de la différence et de la complémentarité entre les sexes pour anticiper l’objection qu’on risquerait de lui adresser: «Les bien-pensants d’aujourd’hui auront tôt fait de soupçonner, dans ce plaidoyer pour l’amour hétérosexuel, la trinité du mal absolu: naturalisme, conservatisme et homophobie.» Qu’on n’imagine pourtant pas que ce magnifique aveu soit le signe d’un début de lucidité. Non! Théry n’entend pas se soumettre à ce «prêt-à-penser» et elle admire la «force subversive» de celle qui, bravant l’air du temps, n’hésite pas à pourfendre à la fois «les impasses du féminisme», «l’émancipation individualiste» et «le ressentiment antihétérosexuel». On le voit: ce qui a été rebaptisé par ces auteurs «féminisme à la française» n’est qu’un mélange fort classique, et transnational, de poncifs antiféministes et d’homophobie militante. Il ne s’agit donc pas simplement d’une mythologie nationaliste, à usages multiples, qu’on voudrait nous présenter comme le fruit d’une réflexion historique ou sociologique. Il s’agit aussi de l’invention d’une tradition qui a pour fonction d’annuler la déstabilisation produite par les mouvements politiques et culturels et de permettre de prôner un retour à une «harmonie» qui n’a jamais existé, de défendre un ordre qui repose sur l’inégalité, la hiérarchie et la domination (des hommes sur les femmes, de l’hétérosexualité sur l’homosexualité…). On ne s’étonnera donc pas que ces auteurs conjuguent leurs efforts pour attaquer la sociologie critique et l’oeuvre de Pierre Bourdieu. Ce dernier a commis l’irrémissible péché de vouloir étudier la «domination masculine» mais aussi de souligner le rôle que le mouvement gay et lesbien peut jouer dans la mise en question des catégories figées de l’ordre sexuel. La recension par Ozouf du Consentement amoureux de Claude Habib repose entièrement sur ce schéma: le ravissement que produit un livre qui chante les bonheurs de l’amour hétérosexuel, où chacun et chacune jouira d’occuper sa place naturelle, inégalitaire mais librement acceptée, brandi comme un crucifix devant le diable destructeur qu’est le théoricien de la domination et l’intérêt qu’il manifeste pour la radicalité subversive des mouvements féministes et homosexuels. Bref, une idéologie qui en appelle tantôt à l’ordre «naturel» des choses, tantôt à notre «culture nationale» – ce qui signifie, dans les deux cas, à l’ordre politique ancien – contre une pensée qui regarde les réalités du monde social comme un ensemble de constructions historiques qu’il convient de défaire et de transformer. Une tentative de restauration réactionnaire dressée contre l’activité démocratique et émancipatrice. Une banale pensée de droite, contre la pensée de gauche.

► Le 22 juin 2011, sur le site d’Arrêt sur images, réaction d’Irène Théry à la couverture qui est faite de la controverse par la journaliste Laure Daussy :

Je viens de lire sur votre site une « récapitulation » qui me fait sursauter : « Pour résumer les épisodes précédents, la sociologue Irène Théry, mais aussi les universitaires Claude Habib et Mona Ozouf, défendaient ce qu’elles appellent un « féminisme à la française », vantant « les plaisir asymétriques de laséduction ». Tandis que Joan Scott, universitaire américaine, spécialiste du féminisme français, s’oppose à cette conception qui assigne aux hommes et aux femmes des rôles différents et affirme que cette vision de la séduction,inégalitaire, a permis le type de comportement de DSK. »

Ce résumé inverse l’ordre et le sens des choses et invente en outre une définition des « plaisirs asymétriques de la séduction » qui n’a rien a voir avec ce que j’ai écrit ni avec ma pensée à moi, la seule et unique auteur de cette petiteformule. Permettez-moi donc d’y répondre.

En premier lieu, on oublie que c’est J. Scott qui a lancé la polémique contre le féminisme à la française, et cela très précisément a propos de l’affaire DSK et que c’est dans ce cadre que, pour ma part, j’ai jugé bon de répliquerensuite dans Le monde. Soyons attentifs aux faits : ni M. Ozouf, ni C.Habib ne se sont mêlées de ce débat et je ne suis même pas sûre que toutes les deux (qui ne sont d’ailleurs peut être pas d’accord entre elles) approuvent mes positions sur l’affaire DSK !

Ce qui nous a rassemblées n’est donc pas une quelconque « position » dans cette affaire, ni même sur l’histoire des femmes (nous écrivons même littéralement que nous avons « des divergences qui ne sont nullement secrètes » surdes sujets aussi capitaux pour le féminisme que l’histoire de la famille) mais tout simplement le fait d’avoir été attaquées ensemble par Scott (cette fois dans Libération) : si nous n’avions pas constaté que chacune de ces attaquesnous prêtait très exactement l’inverse de ce que chacune de nous a écrit, nous n’aurions pas eu besoin de rétablir tout simplement la vérité de nos propos respectifs !! Voilà le véritable point commun : celui de personnes quiprotestent contre une certaine façon de se croire tout permis, car pour leur part elles restent attachées àla vérité des faits et des écrits, au refus des citations tronquées, de l’inversion du sens des propos, des textes cités sansréférence qui empêchent le lecteur d’aller voir par lui-même. Un texte d’universitaires ? Sans doute, si ce terme veut dire qu’il ya des métiers où on prétend encore que sans le respect de règles élémentaires, il n’y a pas decontroverse possible.

Et j’en viens au deuxième point, qui cette fois me concerne personnellement. On glose, dans Libération (aujourd’hui, RM Lagrave et al) et dans Le Monde (hier, E.Fassin), sur un texte que MOI j’ai écrit : ma deuxième tribune dans Le Monde.

Or je dois faire remarquer avec force que sur la notion de « féminisme a la française » mon article indiquait très clairement son but : non pas promouvoir une sorte de nationalisme féministe (pourquoi donc?) , mais tout simplementrelever le gant et « retourner le stigmate » après les attaques francophobes et sexistes qui s’en sont prises dès les premiers jours de l’affaire DSK, dans le NYT, aux femmes françaises en général , et aux féministes universalistes « a lafrançaise » en particulier (dans le texte de J. Scott). On ne peut rien comprendre à ces débats si on n’a pas en tête la différence entre les contextes français et américainsici et maintenant, dans le cadre de l’affaire DSK. Et pour mapart, je me garde bien de remplacer les clichés antifrançais par des clichés profrançais ou anti américains : au contraire je dénonce ces manières de faire et je dis que ma plus claire réponse à ces attaques lancées par le NYT aété, justement, de publier sans tarder ma tribune « La femme de chambre et le financier » dans Le Monde. Tout en refusant les injures qui nous étaient adressées en tant que « peuple », elle a contribué directement à la réactionféministe qui s’est développée au même moment un peu partout en France, et qui a démontré que nous sommes parfaitement capables de balayer devant notre porte et de faire apercevoir les enjeux sociaux sous-jacents à ce quin’est pas un simple « fait divers » , quand le débat français des élites avait commencé de façon si choquante. J’ai à cette occasion rappelé encore une fois qu’on doit féliciter la justice américaine d’avoir accordé à une femme dechambre ce que je nomme une « présomption de véracité » et d’avoir agi en 4 heures, ce qui n’aurait sans doute pas été possible en France! Ainsi, je montrais qu’on peut à la fois être fière d’être française et critique des insuffisancesde notre société, sceptique sur le politiquement correct qui confond séduction et complaisance au viol, et attentive aux leçons américaines en matière de droit des victimes d’agression sexuelle. Trop compliqué ? Si c’était le cas,ce serait inquiétant pour la suite, car la double scène, avec les différences entre Paris et NY est depuis le début et sera demain une des données majeures de l’affaire DSK et il faudra apprendre à penser dans les tensions quiparcourent cet espace transatlantique, sans se réfugier d’un côté ou de l’autre.

En tout cas, je n’ai attendu personne, pour ma part, pour envoyer un mot de soutien à l’avocat français de Nafissatou Diallo quand j’ai appris (chose simplement inimaginable à NY, nous devons en avoir conscience), qu’il recevaitune masse de mails d’injures et de menaces… Je lui confirmais ce que j’ai déjà écrit dans mes tribunes, mon sentiment que nous avons à apprendre de la justice américaine, en matière d’agressions sexuelles. Est-ce faire preuved’une sorte de nationalisme féministe suspect … Il ne me semble pas!

Enfin dernier épisode : voilà qu’on glose maintenant à qui mieux mieux (E. Fassin dans Le Monde, Judith Bernard dans un blog signalé par votre site etc.) sur « les asymétries de la séduction » dont j’ai proposé la formule pour direqu’on peut combattre toutes les formes d’agression sexuelle sans tomber dans les travers du puritanisme américain. Permettez-moi de dire que je trouve tout simplement ahurissant que l’on me prête gratuitement l’idée que cesasymétries seraient des asymétries… entre hommes et femmes! Je distinguais, pour qui sait lire, bien plus simplement deux notions : le consentement (qui a quelque chose d’un accord fondamentalement symétrique) et la séduction(qui a quelque chose d’un jeu fondamentalement asymétrique). Il n’y a strictement rien d’hétérosexuel là dedans… Le plus comique est que ceux qui me connaissent savent que la source immédiate de mon inspiration, lorsque j’aipeaufiné cette petite formule, est un livre que j’aime beaucoup « L’étreinte fugitive » de Daniel Mendelsohn. Un livre surl’érotique gay, qui décline avec plus de clarté qu’aucun autre ces jeux asymétriques et ces successions dedéséquilibres fort peu « politiquement corrects » entre qui séduit, qui est séduit, qui séduit à son tour etc.

Car pour moi il va de soi, et je l’ai écrit en long et en large dans mon livreLa distinction de sexe, que les relations de sexe opposé et les relations de même sexe sont deux formes élémentaires (il y en a d’autres) de la distinction desexe commune à tous. Je pense profondément qu’elles évoluent aujourd’hui ensemble, sous la pression des mêmes grandes évolutions des valeurs et des représentations des relations sexuées en démocratie, et que lesproblèmes du viol, du consentement et de la séduction ne sont réservés à aucune forme d’orientation sexuelle. La question posée est donc celle -et c’est ce que j’écris- d’une approche qui soit à la foisintransigeante en matière de consentement, et capable de ne pas réduire la séduction à une simple manipulation du faible par le fort, ou de la femme par l’homme, ce que faisait justement Scott dans son premier papier du NYT,celui qui a déclenché toute cette polémique. Je dois dire que je me réjouis vivement que E. Fassin reprenne a son compte, dans son dernier article du Monde, la notion de séduction, puisque c’est cette notion qui était justement lacible de Scott (ce qu’il se garde bien de dire). Mais sans doute cela l’aurait-il-passablement ennuyé de reconnaître tout simplement qu’il était d’accord avec moi sur ce point : féminisme et séduction n’ont rien d’incompatible, etj’ajouterais : ni à Paris, ni à New-York, ni ailleurs dans le monde… Quant à l’affaire DSK n’est pas du tout un problème de flirt, de badinage ou de galanterie : c’est un crime qui est allégué.